Explore by #Jean Perret
Jungle rouge
Screenings at the Solothurner Filmtage 2023
Un film politiquement spectaculaire
C’est dans la jungle de la guerre civile colombienne, enchanteresse par la luxuriance de sa végétation et ses cascades d’eau fraîche, que Raul Reyes, numéro deux de la hiérarchie des FARC – Forces armées révolutionnaires de Colombie d’obédience marxiste - mène une poignée de camarades à la lutte triomphale contre les pouvoirs politiques gangrénés par l’État et ses milices paramilitaires liées aux narcotrafiquants. C’est dans cette même jungle boueuse et harassée de pluie diluviennes que ce même leader définitivement égaré dans sa folie de puissance est abattu le 1er mars 2008 à la frontière équatorienne.
Juan Lozano, cinéaste colombien établi à Genève, est l’auteur depuis les années 2000 de deux longs métrages documentaires, d’une série d’animation et de courts métrages, qui sont pour l’essentiel chevillés à son pays. C’est dans cette Colombie stigmatisée par une guerre civile de plus de cinquante années, qu’il conçoit Jungle rouge qui a valeur d’exorcisme à l’endroit de cette histoire d’une violence endémique qui fit près de 300'000 victimes, sans compter plus de 50'000 disparus et quelques 6 millions de déplacés (voir à ce propos le remarquable film Tacacho de Felipe Monroe). Le récit basé sur une partie de la correspondance de Raul Reyes trouvée dans son ordinateur est celui d’une lente et inexorable descente dans l’enfer d’une lutte armée en voie de décomposition.
C’est dans un huis-clos étouffant que le spectateur est invité de pénétrer, au sein duquel les rapports de pouvoir, les liens souvent délétères entre les femmes et les hommes, soit la vie quotidienne des guérilleros, vont leur train. Quelques épisodes, telles l’arrivée d’une poignée de journalistes et de quelques touristes en mal d’exotisme, des attaques de l’armée, des tentatives de désertion et la fuite d’un campement à un autre, confèrent au film les nécessaires rebonds rythmés par une bande son sachant en dramatiser les actions. Mais l’idée-force de Juan Lozano est de procéder à la mise à nu de ce qui est devenu le mythe de la révolution communiste en s’associant à Zoltan Horvath, cinéaste animateur suisse. Car Jungle rouge est un film d’animation conçu à partir de prises de vues réelles d’actrices et d’acteurs, qui jouent en studio, devant un écran vert, les scènes qui seront incrustées dans des décors virtuels. Le travail consiste dès lors à déréaliser la mise en scène, mettant à l’abri le projet de toute reconstitution vériste des événements. Les contours des images pixellisées paraissent fluctuants, et les couleurs épousent de façon apparemment approximative les décors et les personnages qui s’y déplacent. Cependant, l’animation produit un effet de réel, une forme paradoxale d’amplification de la vraisemblance des actions dont Juan Lozano et Zoltan Horvath s’ingénient à réduire les traits caractéristiques à l’essentiel. Certes, on dira que la psychologie des personnages sait parfois être nuancée, même Raul Reyes exprime des sentiments filiaux, voire amoureux, mais le travail d’animation a la vertu de littéralement les défigurer. La palette graphique arrache les masques, déréalise les visages et les corps ; elle en altère la représentation, produisant des effets de distanciation résolument favorables à une lecture critique de la lutte des FARC.
C’est par le détour d’une mise en scène jouant ainsi parfaitement de l’artificialité que Jungle rouge parvient remarquablement à faire état d’un impressionnant et implacable réalisme. Cette réalisation iconoclaste relève à n’en point douter de l’urgence de nommer la tragédie qui fut celle d’un pays aujourd’hui convalescent.
Jungle Rouge | Film | Juan Lozano, Zoltan Horvath | CH-FR 2022 | 92’ | Filmar en América latina Genève 2022, Solothurner Filmtage 2023
Retour à Reims (Fragments)
Screenings at the Solothurner Filmtage 2023
La devanture des images
En deux amples mouvements chapitrés et un épilogue, Jean-Gabriel Périot plonge dans l’histoire familiale d’une narratrice, la voix d’Adèle Haenel en off, revenant après une absence de trente années dans la ville de ses parents. Inspiré de l’essai éponyme de Didier Éribon (Fayard 2009), décrivant son retour à Reims après le décès de son père, il est rappelé combien il lui avait été nécessaire d’échapper à une condition sociale humiliante pour engager un parcours d’intellectuel, au loin d’une mère femme de ménage et plus tard ouvrière et dont la propre mère fut pendant la guerre une « poule à boche », tondue à la libération. Quant au père marié à 21 ans, deux enfants à 24 ans et guère capable d’en prendre soin, il fut détesté.
Fort d’un choix d’extraits du livre, l’ambition du réalisateur est de faire rendre à une histoire de famille prolétaire l’histoire du peuple de France dans le prisme des luttes de classes, du militantisme politique et syndical, des enthousiasmes idéologiques et des convictions militantes, des déconvenues et des désespérances collectives. La force de la démarche qui a vertu de leçons politiques est de monter en un récit cohérent des images issues de sources hétérogènes. On s’amuse à reconnaître furtivement des plans de Zéro de conduite (1933) de Jean Vigo, de la Chronique d’un été (1961) de Jean Rouch et Edgar Morin et dans la foulée de Le Joli Mai (1962) de Chris Marker et Pierre Lhomme… ou encore Jean-Paul Belmondo très jeune faisant la fête dans un bistrot de quartier. À force de fragments de fictions et de documentaires, de reportages et d’enquêtes des années 1940 aux images des gilets jaunes du temps présent, le cinéaste articule un discours réflexif et soutenu. Les questions mises en perspective sont graves et fondatrices des inquiétudes contemporaines, qui voient les traditions de la classe des travailleurs liée aux partis de gauche et particulièrement communiste, se diluer pour nourrir progressivement, par effets répétés d’humiliation, le sol de l’extrême droite.
Le propos est brillant, il apporte une lecture synthétique de l’histoire des 80 dernières années. Mais ce qui fait saillie par-delà le commentaire docte, sont ces moments au cours desquels des ouvriers et ouvrières prennent véritablement place dans le récit. Leurs visages, leurs voix dans l’expression sans artifice de leurs expériences de vie, acquièrent une dimension dramatique qui leste d’une émotion sans fard le flux du montage. C’est le jeu de la voix off et in qui se manifeste en une complémentarité nécessaire. L’évidence de la violence de l’exploitation dans les usines est dramatique, quand ce père dit ne plus pouvoir toucher ni sa fille, ni sa femme, tellement ses mains sont bouffées par des produits toxiques. À ce moment, l’évidence de vérité du témoignage confère au récit une ampleur considérable. L’évidence de ces plans aménage une déflagration dans le flux du texte lu. Une trace indélébile de l’histoire ouvrière dont le seul texte ne saurait donner l’entière dimension.
Retour à Reims hésite, par trop, à faire pleinement confiance en ses images, Jean-Gabriel Périot cédant parfois à la redondance du texte avec les images en réduisant des scènes filmées à une fonction illustrative. L’équilibre texte et image est fragile, leur lien est fait d’influences réciproques, de tensions exigeantes. Et parfois, salutairement, des scènes prennent de façon cinglante leur ascendant sur la lecture, faisant valoir une espèce de revanche à l’endroit d’une dramaturgie corsetée par un texte omniscient.
C’est ce parler vrai ou frais, comme dit Raymond Depardon, qui instille des traces du réel au cœur de l’architecture de Retour à Reims. Mais que serait une suite à donner à Retour à Reims, fait d’un retour approfondi dans les images de ces temps-là. On pense à une traversée iconoclaste de ce territoire, à la manière de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi ou de Haroun Farocki, proposant dans la chair même des plans une lecture anthropologique et forcément politique des codes et des systèmes symboliques à l’œuvre. Ceci pourrait se dérouler sans doute dans le silence qui gronde au dos de ces images.
Retour à Reims (Fragments) | Film | Jean-Gabriel Périot | FR 2021 | 80’ | Geneva International Film Festival 2021, Solothurner Filmtage 2023
Mi país imaginario
Screenings in Swiss cinema theatres
« il y a des flammes qui nourrissent »
Quel talent de Patricio Guzman de donner présence avec tant d’intensité aux femmes qui ont porté corps et âme la révolution d’octobre 2019 au Chili. Celle-ci eut pour conséquences essentielles le remplacement de la Constitution issue de la dictature des années 70 par une nouvelle charte et l’élection d’un Président par les différents courants des forces progressistes. Mon pays imaginaire est porté, lui, par un jeune cinéaste de 81 ans. Son besoin de prendre la mesure des manifestations citoyennes gigantesques, la plus grande de tous les temps rassembla 1,2 millions de personnes, a partie liée avec La bataille du Chili, ce triptyque iconique de toutes les luttes contre les dictatures latinoaméricaines qu’il réalisait cinquante ans plus tôt. Fait prisonnier, il avait ensuite dû prendre la route de l’exil.
Le film est remarquable pour donner accès à la complexité des événements abordés, faisant état de l’extrême violence de la répression autant que de la créativité de gestes d’un mouvement populaire, émancipé des structures des partis politiques traditionnels, auquel les femmes ont donné une impulsion décisive. Leurs mots magnifiques d’intelligence rythment le récit auquel les images des manifestations donnent une dimension spectaculaire. Il est impossible d’oublier la photographe blessée à l’œil, ni les quatre autrices d’un poème scandé par des milliers de manifestantes, ni la Mapuche ouvrant au Parlement la Convention de la Constituante… Patricio Guzman écoute, pose des questions, partage de brefs commentaires avec l’attention fraternelle d’un grand cinéaste de la mémoire de ce Chili hier violenté et aujourd’hui en voie de libération de ses jougs honnis.
Mi país imaginario | Film | Patricio Guzman | FR 2022 | 83’| Zurich Film Festival 2022, Filmar en América latina Genève 2022
Tengo sueños eléctricos
Screenings at Filmar en América latina Genève 2022
Un couple vole en éclats. Évidence des coups, des cris, souffrances des deux sœurs d’être témoins de leurs parents qui se mutilent, s’automutilent. Ancré au Costa Rica, ce drame met en évidence deux personnages de lumière paradoxale et émouvante. Eva, 16 ans, veut habiter avec son père, qui est à la recherche d’un appartement à prix modeste, alors que sa mère aménage avec quelque luxe leur maison grâce à un héritage. Eva est en voie de devenir femme, son corps est rendu à de premières expériences sexuelles délétères, l’amour envers son père est d’une exigence ingénue. Quant au père, ses accès de violence n’ont d’égal que ses gestes de tendresse. En quête de repères, il se heurte aveuglément au quotidien d’une vie chaotique. Et la réalisatrice ne cède jamais à la simplification de ses personnages. Le père écrit des poèmes, les lit. Le silence alors rassérène les corps et les âmes.
Tengo sueños eléctricos | Film | Valentina Maurel | CRI-BE-FR 2022 | 101’ | Locarno Film Festival 2022, Filmar en América latina Genève 2022
Taming the Garden
On dit des arbres qu’ils entretiennent des liens entre eux, qu’ils sont sensibles à leur environnement et à leur coexistence. Je me suis laissé dire qu’ils se rapprochaient même parfois les uns des autres ! Et si d’aventure cela n’était que fariboles anthropomorphes, il ne s’agirait dès lors que d’organiser de toutes pièces le déplacement d’arbres vers d’autres arbres.
Même s’il s’agit d’envisager des centaines de kilomètres par voie de terre et de mer, qu’à cela ne tienne ! Il suffit de déraciner de leur sol natal des arbres centenaires aux branches tentaculaires et à la frondaison foisonnante, de les charger sur de larges remorques et sur d’aussi larges barges pour les conduire par voie terrestre et maritime lentement et sûrement dans un parc paradisiaque. Quoique ce parc parfaitement entretenu, dont les pelouses voient émerger une série de petites pipes d’arrosage, paraît être un territoire aseptisé pour collectionneur monomaniaque. Les arbres y apparaissent fragiles, tenus qu’ils sont, comme les mâts de voiliers, par des haubans métalliques.
Salomé Jashi, cinéaste géorgienne formée à Londres dont c’est le deuxième long métrage, ne dit rien de ce parc ni de son propriétaire, ni non plus des conditions d’acquisition des arbres. C’est au sein des campagnes que la réalisatrice porte essentiellement son attention, parmi les villageois et les travailleurs confrontés à ces extractions spectaculaires. Mais là aussi, Salomé Jashi ne tient pas à tout montrer. Quelques étapes significatives quant à la technique de déracinement sont certes filmées, mais point celles du chargement des arbres sur les véhicules réquisitionnés. Ainsi, Taming the Garden tient du documentaire traditionnel par son souci descriptif, sans recours, bien sûr, à des entretiens ou à des commentaires en voix off. Mais le film est tout autant une méditation qui porte sur les liens établis entre la nature et la culture.
La réalisatrice filme les coulisses de ces bouleversements, écoute des villageois modestes et aisés, entre chez eux afin de saisir les conflits sous-jacents nourris par la perte d’un patrimoine naturel et les bienfaits d’une route aménagée pour le bien-être de la communauté, certes, mais également pour l’enlèvement d’un arbre.
Moments de réflexion, d’émotion, de pensées en ce temps géorgien et, partant, mondialisé dans le global village duquel toutes les folies, les outrances, les violences sont possibles à force de moyens financiers et politiques engagés. Ces arbres, qui sont flottants sur la mer – image spectaculairement ridicule et cauchemardesque – sont frères et sœurs des zoos humains d’hier, des migrations humaines imposées, des animaux des zoos, des ménageries diverses, des jardins exotiques, de tous ces gestes d’accaparement des biens du monde végétal, animal et humain. La voix du film témoigne à cet endroit d’une inquiétude amusée, d’un étonnement inquiet.
Taming the Garden | Film | Salomé Jashi | CH-DE-GEO 2021 | 92’ | Locarno Film Festival 2021, Human Rights Film Festival Zürich 2021
Suot tschêl blau
Film-autel grisé de bleu
Sous le ciel bleu, du réalisateur romanche Ivo Zen auquel on doit une petite dizaine de documentaires et de fictions réalisés depuis 2000, est une promesse de bleu. Le bleu acier du ciel d’hiver de Haute-Engadine dans la région de Samedan donne le vertige. Tellement puissant, immensément immaculé à perte de vue, il inocule l’impérieux besoin pour certains de prolonger l’expérience de cet accomplissement en une dimension plus étourdissante encore. Années 1980 et 1990, la cocaïne, l’héroïne et d’autres drogues sont consommées jusqu’à des excès mortifères. La promesse du cinéaste tient en cette tentative de lier la beauté inquiétante (aux dires de certains) du ciel et les états léthargiques des stupéfiants, parmi une poignée de jeunes adultes au sein de cette commune grisonne d’environ 3’000 habitants.
L’autre proposition forte du film tient en sa mise en scène d’une espèce d’autel, une table de bois massif située sous les voûtes du musée de la localité, sur laquelle les parents et amis déposent des objets ayant appartenus aux disparus : une paire de bottes de cowboy, une guitare, une boule de billard… Objets de mémoire douloureuse plus de trente ans plus tard, ils invitent à des évocations, des échanges, des silences. Des villageois sont réunis à la Croce Bianca à l’invitation d’Ivo Zen et assistent à un concert de jazz dont la musique méditative accompagne le film. Le bistrot du village avait été fréquenté par cette jeunesse trébuchante et il est impressionnant de constater à quel point l’expression des chagrins passés est difficile et l’impuissance à prendre la mesure du mal-être éprouvé des victimes, avérée.
Ivo Zen avait raconté dans Zaunkönig – Tagebuch einer Freundschaft (2016) son deuil d’un ami proche mort d’une consommation abusive de drogue. Ici, il élargit le cercle à un groupe d’une vingtaine de personnes qui avait décidé de « changer quelque chose » et dont les ambitions échouèrent pathétiquement, jusqu’à que mort s’en suive. Ces événements sont inscrits avec pertinence dans la mouvance des mouvements contestataires qui prirent à Zurich une ampleur spectaculaire (AJZ, Platzspitz, Dynamo, Rote Fabrik, etc.), et dont Samedan paraît être une très modeste réplique.
À vouloir tracer ce récit avec des personnages parfois émouvants – particulièrement ce père qui mit tant de temps à accepter la mort de son fils – Ivo Zen cherche à voir clair au fond du bleu du ciel et autour de l’autel mémoriel. Il s’y engage avec délicatesse afin de ne point bousculer les sensibilités ni questionner les valeurs de cette communauté mise en émoi – plus qu’en question – par ces gens disparus au nirvana égotique de leurs vies terrestres.
Suot tschêl blau – Sous le ciel bleu | Film | Ivo Zen | CH 2020 | 70’ | Visions du Réel Nyon 2020, Solothurner Filmtage 2021
Sound of the Night
Une motocyclette brinquebalante flanquée d’une petite cuisine de fortune arpente de nuit les rues de Phnom Penh, celles fréquentées par de petites frappes et celles où des femmes habillées chic sortent de clubs distingués. Vibol et Kea sont frères et vivent de la vente de nouilles dans cette économie de survie qu’est le street food. Deux jeunes réalisateurs, passés par Bophana, le centre de formation fondé dans la capitale cambodgienne par Rithy Panh (crédité en tant que consultant à la production), décrivent sur un mode documentaire les activités de leurs protagonistes. Mais cela ne suffit pas à donner à ce court métrage une vision réaliste impressionnante. Ils instillent dès les premières scènes une inquiétude dont on découvre petit à petit l’ampleur. Certes, la nuit est anxiogène et il vaut mieux ne pas discuter avec un client qui refuse de payer ses nouilles au prix demandé. Et apporter une commande dans une ruelle obscure suppose de s’armer d’un coutelas. Mais que Phnom Penh est enchanteresse à l’écoute d’une chanson du hit-parade local qui déverse ses mélodies écœurantes alors que les frères parcourent l’animation des artères du centre de la ville !
Le récit gagne alors en intensité quand la sœur de Vibol et Kea traverse en robe rouge moulante la rue pour les rejoindre. Elle quitte à l’instant un temple de luxe rutilant de lumières dorées et échange quelques mots avec son frère aîné. Celui-ci la confronte à sa façon de gagner de l’argent facile. Ses larmes face au grand frère sont celles de la honte et de la culpabilité, la figure paternaliste et doublée par celle de la mère évoquée, gardienne des valeurs de respectabilité. Ce court dialogue a le mérite non pas de faire strictement valoir un point de vue moralisateur, mais de donner la mesure des conditions de vie et de survie au cœur de la violence d’une société cyniquement inégalitaire. Fin de la scène, la belle et fragile jeune femme enfourche avec sa copine un scooter pour aller honorer quelques rendez-vous tarifés. Avec sensibilité, sans céder à une dramatisation de la situation, les cinéastes sont parvenus à expliciter combien la pauvreté travaille au corps et à l’âme femmes et hommes, tout portés soient-ils par des qualités humaines émouvantes.
Au matin, quittant le bidonville où ils vivent, les frères traversent le fleuve pour rejoindre des quartiers hérissés de buildings. Si les travellings vus de nuit le long des rues sont trop courts, celui qui clôt le film est magnifique. Le ferry traverse en biais lentement le champ large et l’image embrasse le paysage urbain et, tout à la fois, désigne les épuisements et les espérances des deux frères et, partant, de leurs frères et sœurs du monde entier. Mais il faut aussi écouter cette image finale : une chansonnette sirupeuse l’inonde et sa poésie de pacotille a la vertu d’un commentaire politique, lucide et sans appel, d’une histoire sans fin.
Sound of the Night | Short | Chanrado Sok & Kongkea Vann | KHM 2021 | 20’ | Locarno Film Festival, Open Doors
Deine Strasse
Screenings at Locarno Film Festival 2021
Si un non-lieu est un espace à l’identité incertaine, qu’aucun élément saillant ne distingue d’un autre, celui de la périphérie de Bonn paraît faire exception. Il est fendu par une route que l’on découvre dans la profondeur de l’image tout au début du film de Güzin Kar. Le ciel est plombé de gris, le plan est fixe. Il ne s’y passe parfaitement rien. Mais le temps du non-événement, dont la réalisatrice maîtrise remarquablement le déroulement, est paradoxalement perceptible. Les détails de ce tronçon sont établis, 556 mètres de long pour 6 mètres de large, circulation limitée à 50 km/h. Alentours des dépôts, des garages, des magasins, des bureaux, quelques immeubles d’habitation… C’est là, dans cette banlieue désespérante de banalité que furent assassinées cinq personnes et gravement blessées quatorze autres par l’action perpétrée par un groupe de néonazis mécontents de leur voisinage avec des familles turques. C’était le 29 mai 1993 qu’il mit le feu à leur maison.
Dès lors, le temps fit doublement son œuvre. Celui de l’oubli de ce fait enchâssé parmi d’autres violences de cette nature commises en Allemagne. Par ailleurs, ce fut la manifestation d’un temps bien plus tard qui fit date. Celui qui a trait à un sursaut de mémoire quand il s’est agit de donner à cette rue en le nom de la plus jeune victime de l’incendie : Saime-Genç. Elle avait quatre ans.
L’accomplissement exemplaire de ce film tient à sa sobriété. Les informations factuelles sont déclinées par Sibylle Berg d’une voix grave dont le sérieux met ce récit à l’abri de tout appesantissement pathétique. Mais le texte, rédigé par réalisatrice, a une dimension plus intime en s’adressant personnellement, sur le mode du tutoiement, à Saime. Les images sont muettes, sinon à prêter attention à des sons indistincts d’ambiance. Elles racontent l’usure de structures abandonnées à la rouille et l’émergence des constructions fonctionnelles propres à un territoire périurbain. À peine au loin quelques silhouettes dans les images cadrés avec une intelligence anthropologique par Felix von Muralt. Les plans détaillent en profondeur ces paysages d’ordre et de désordre qui ont valeur de subtile métaphore quant à l’intrication de modes de vie et de visions du monde au sein desquelles les pires ignominies font leur lit.
Mise à distance de l’effroi, émotion contenue, mémoire aux aguets, Deine Strasse a la dimension d’un récit exemplaire porté par une vigueur politique et une inspiration poétique impressionnantes. Poésie de la désespérante évidence de « l’asphalte et de l’habitude » au creux de laquelle hurlent en silence Saime et toute sa famille.
Deine Strasse | Film | Güzin Kar | CH 2020 | 7’ | Internationale Kurzfilmtage Winterthur 2020, Solothurner Filmtage 2021, Locarno Film Festival 2021
Todos somos marineros
Quelques 320'000 marins sont en cette fin 2020 isolés sur leurs navires marchands de par le monde, selon des données documentées dont fait état un article paru dans Le Temps du 20 novembre 2020. À la manière d’otages, abandonnés par leurs employeurs mais point des différentes autorités portuaires, ils ont pour des raisons économiques et sanitaires interdiction de quitter leurs bateaux.
C’est la situation qu’on retrouve dans ce premier long métrage du péruvien Miguel Angel Moulet – formé à l’EITCV de San Antonio de los Baños à Cuba – où les deux personnages principaux, des frères biélorusses, sont retenus sur un bateau en rade du port péruvien de Chimbote. L’ambiance déliquescente est faite d’attentes, d’ennui, de rencontres furtives guidées par des besoins de tendresse, de pulsions sexuelles et de rêves de retour à Minsk.
La construction du récit est énigmatique, débutant par sa presque fin. Des hommes sont en souffrance et on ne découvre que plus d’une heure plus tard les raisons de la violence qui les afflige. Les éléments qui concourent au développent de Todos somos marineros sont fragmentaires ; un événement, telle la tentative de vente au marché noir du radar du bateau, histoire de gagner quelque argent, alors que les salaires ne sont plus versés, est traitée de façon lacunaire. Le film travaille à donner consistance à une temporalité lourdement immobile. Le mise en scène force l’attention, elle établit ses cadres en écran large et essentiellement fixes, qui tout à la fois contiennent les personnages et les voient leur échapper. Corps bord-cadre, entrant, sortant, venant du flou de la profondeur de champ dans des plans majoritairement longs, qui confèrent une présence massive aux personnages. Le cadre reste parfois presque vide, en attente de la suite des événements. Le dispositif est intelligent, rappelant l’évidence du cinéma qui s’échine à combler ses fenêtres ouvertes sur le monde. Ces plans installés dans une certaine durée invitent à l’expression nuancée d’états psychologiques que les actrices et les acteurs rendent avec un certain talent de concentration, nonobstant leur caractère trop unidimensionnels. Sonia, la cuisinière d’un petit restaurant de rue est émouvante, alors qu’elle comprend que son amant marin risque de la quitter ; Vityok, le frère épileptique, est attachant dans ses activités erratiques …
Cependant, la mise en scène paraît être prise au piège de ses choix insistants. La lenteur du déroulement des scènes, le jeu des acteurs, les cadrages relèvent du parti pris plutôt que de la logique narrative, la mise en scène cède à un formalisme qu’elle produit elle-même ; toute moderne que soit la démarche, sans aucun doute intéressante, elle génère une forme d’académisme dans le miroir duquel elle s’isole. Le film ne revendique-t-il pas implicitement par son titre une dimension universelle, alors que tous les marins du monde semblent ici rester encalminés dans sa dramaturgie ?
Todos somos marineros | Film | Miguel Angel Moulet | PER-DOM 2018 | 105’ | Filmar en América Latina Genève 2020