Notre corps

Pendant le Bildrausch Filmfest Basel 2023 FILMEXPLORER a rencontré Claire Simon pour discuter son dernier film «Notre corps». Hear the PODCAST!

[…] Rares, ces images de corps nus livrés à la souffrance et à leur désir de vivre. Jusqu’à cette femme qui a conscience de l’épuisement de ses énergies.

Podcast

Notre corps | Claire Simon

Filmexplorer's Live Radio at Bildrausch Filmfest Basel 2023

Interview réalisée par Emilien Gür, Nicolas Bézard, Giuseppe Di Salvatore | Montage: Olivier Legras

Find a list of all our Podcasts here.

C’est dans un territoire réservé essentiellement aux femmes, un service de consultation et de soins dans le domaine des pathologies gynécologiques d’un grand hôpital (qui ne sera jamais nommé), que le personnel comme les patientes marchent beaucoup. Dans toute leur longueur, les couloirs sont parcourus aux sons de mille et un pas. Ces images récurrentes sont les respirations narratives de ce récit fait d’alcôves, comme les cellules d’un cloître ici hospitalier, dans lesquelles des femmes et quelques hommes sont en conversation avec des spécialistes. Il en va de diagnostics et de traitements liés à l’interruption volontaire de grossesse, la procréation médicalement assistée, la fécondation in vitro, l’accouchement, l’endométriose, le cancer, la transition de genre…

Nicolas Philibert filmait en 1997 dans la clinique psychiatrique de la Borde une conversation avec Jean Oury, son fondateur, qui expliquait la vertu de pratiquer de l’avec. Être avec, créer les conditions de ren-con-tres, con – avec. Certes, point de comparaison directe entre la Borde et le grand hôpital, sinon que s’impose l’évidence du être avec.
(Nicolas Philibert, L’invisible, entretien avec Jean Oury, 1997, 45’)

Je dirais, chère Claire, que votre façon de filmer vous-même, caméra à la main, des plans prenant attentivement le temps de comprendre des situations d’attente, d’inquiétude, de fatigue, de souffrance, d’espoir, d’espérance, est d’une exceptionnelle intensité. Vous avez ce talent de vous placer, ainsi que moi-même, votre spectateur, parmi les personnes réunies. Ce film n’est pas engagé sur un service hospitalier et ses protagonistes. Vous ne filmez pas des gens qui sont là les uns pour les autres. Je me permets de dire, les équipes médicales ne sont pas mobilisées pour les patientes, et celles-ci ne se déplacent pas pour elles ; toutes et tous sont réunis avec les autres. Elles, ils sont ensemble, avec. Les personnes sont en train de se dire, de se parler, de converser. Vous avez vu, vous avez entendu les femmes et les hommes autant écouter que parler, vous avez vu et entendu les voix des femmes dire avec leurs mots les préoccupations qui occupent leurs corps et leurs esprits, et le corps médical expliciter les protocoles de soins. J’ai vu comment vous me dites que ces gens rassemblés dans d’exigus cabinets de consultation, dans des salles d’opération, des laboratoires, dans des chambres, sont en conversations exceptionnelles. Tant de savoirs et d’expériences, tant de convictions et de doutes, tant d’affects font le lit d’une humanité émouvante. Des conversations concernées. Et vous filmez, Claire, avec des personnes qui sont les unes avec les autres, elles font corps. L’évidence de votre geste cinématographique offre en partage pensées et émotions, et la découverte, par exemple, de la rencontre aventureuse d’un spermatozoïde et d’un ovule !

Alors, je comprends que je peux vous suivre quand vous approchez, pour le franchir résolument et tout à la fois délicatement, le seuil de l’intimité de femmes hospitalisées. Vous savez que la souffrance envahit leur corps et qu’il vous est impossible de ne pas filmer et leurs visages et leurs corps livrés en leur nudité aux soins qui leurs sont prodigués. Admirables images que vous savez prendre et monter, portées par l’évidence de leurs présences. Il y a rencontre entre la sophistication des pratiques médicales et l’accomplissement de votre pratique cinématographique. Notre corps est fait de ce que vous nouez à force de pudeur, certes, et de décisions de cadrer le corps rendu à sa plus évidente nudité. Rares, ces images de corps nus livrés à la souffrance et à leur désir de vivre. Jusqu’à cette femme qui a conscience de l’épuisement de ses énergies. La mort va avoir raison de sa personne. Elle est avec son médecin, leur dialogue est bouleversant, leurs mains témoignent d’une grande affection, d’une compassion aux accents murmurés. Vous êtes là, Claire, en ce moment, comme en tous les autres, saisie par l’émotion tendue entre les abîmes du mal-être, la maladie en activité, les stratégies de son éradication, l’attente d’un mieux-être. Je discerne de paradoxales beautés qui parcourent obliquement par votre regard cet univers hospitalier devenu une espèce d’hétérotopie.

Et, patatras ! Un coup de dialectique impose les images d’une manifestation de rue avec force banderole « Ensemble contre les violences obstétricales et gynécologiques ». Des femmes au porte-voix mettent au pilori un patriarcat hospitalier faisant violence aux patientes. Guerre des sexes, dénonciation de maintes humiliations, affirmation de résistances nécessaires, appel à l’établissement d’un protocole protecteur. Dans le cours du film, après plus de deux heures, la claque est roborative ! La situation hospitalière en France est dégradée et il convient de dire publiquement une colère collective – et il n’en reste pas moins vrai qu’il existe ce service dont Notre corps décline les valeurs, à la mesure d’un paradigme d’hôpital en harmonie avec ses responsabilités et engagements.

Et soudain, c’est vous, Claire, que je vois en attente d’une consultation. Vous êtes filmée en conversation avec une oncologue, vous souffrez d’un cancer du sein. Un instant, vous vous effondrez, des larmes, vous vous redressez, vous voulez comprendre les soins mis en œuvre qui seront autant d’étapes sur « le chemin de la vie » que vous évoquez en ouverture de Notre corps. Vous avez cette intelligence pudique de vous fondre parmi toutes les personnes qui peuplent votre film et au cours de la réalisation duquel votre maladie a été diagnostiquée. Plus tard, couloir, fenêtre, le dehors de l’hôpital. Vous discrètement en surimpression. Puis vous quittez l’hôpital, panoramique, vos cheveux ont d’ores et déjà repoussé. Vous enfourchez sans casque votre bicyclette. Vous roulez.

 

Watch

Info

Notre corps | Film | Claire Simon | FR 2023 | 168’ | Visions du Réel Nyon 2023, Bildrausch Filmfest Basel 2023

More Info

First published: May 06, 2023