Silence Radio
«Silence Radio» est une œuvre de salut public, un film habité par une mémoire vive, qui frappe aux consciences comme des coups de poings contre les scandales, fussent-ils coulés dans le béton du silence.
Text: Jean Perret
La violence, les dangers, les menaces et insultes — le film regarde, écoute, explicite, ne cède pas au spectaculaire ni au pathétique. L’exécution d’un homme, une balle dans la tête, est vue par une caméra de surveillance. Image floue, brève, saisie dans la réalité des centaines d’assassinats qui ponctuent l’actualité du Mexique. Silence Radio est l’histoire d’une femme, certes, et de toute une profession, au chevet d’un pays à genou.
En 2015, Juliana Fanjul, née au Mexique il y a trente-neuf ans, diplômée de l’EICTV de San Antonio de los Baños, Cuba, et de la HEAD Genève et ECAL en Master, est affligée par l’actualité de son pays, dont le régime est marqué par la corruption et la dégénérescence politique généralisée sous le gouvernement du Président Enrique Peña Nieto, un « télé-président » parvenu au faîte du pouvoir à la suite d’une telenovela electoral. Elle prend le parti de s’attacher avec une attention inquiète aux activités de Carmen Aristegui, journaliste chérie par ses nombreux auditeurs pour ses investigations dénonçant le délitement qui gangrène le pays, et honnie par les politiques, affidés du pouvoir, narcotrafiquants, jusqu’aux recteurs de huit Universités compromis dans des pratiques de fausses factures, sans oublier une Église catholique complaisante.
Silence Radio pénètre immédiatement caméra à l’épaule dans le cœur de son propos en filmant en 2017 une manifestation dénonçant l’assassinat du journaliste Javier Valdez. Hommage militant, cris de dépit, demande de justice. Carmen Aristegui y assiste et prend la parole en reconnaissance émue de ce collègue. Parlant de lui, c’est à tous les gens des médias qu’elle s’adresse, qui sont en danger de mort à exercer leur métier sans compromis.
Juliana Fanjul prend contact en 2015 avec Carmen Aristegui, alors que celle-ci a été licenciée par la chaîne de radio qui l’employait. Acte de censure, à l’évidence de la part d’une chaîne financée à 80 % par l’État. Ses reportages ont fait scandale, l’affaire en 2014 de la Maison blanche, luxueuse demeure du Président financée par détournement de fonds, le plagiat que contient le diplôme universitaire en Droit du même Président, 29 % et 20 paragraphes copiés mot pour mot, les cérémonies fastueuses orchestrées en dépit de la pauvreté d’une large part de la population… Les exactions sont légions, les assassinats, la violence endémique, jusqu’à la disparition de 43 étudiantes et étudiants — la photographie sur laquelle on découvre le crâne d’un supplicié est insoutenable. Images TV — archives du quotidien du flux médiatique.
La réalisatrice sait composer ce film avec un ensemble complexe d’informations, les événements sont nombreux, le réel de la situation sociale et politique est opaque et résiste à l’effort de transparence des médias indépendants, auxquels elle s’associe. Leurs contempteurs sont aux aguets et Juliana Fanjul fait le temps du tournage l’objet de mesures d’intimidation, elle est suivie, épiée et son appartement fouillé. Elle suit de près les activités de Carmen Aristegui et de son équipe, qui s’emploient à enquêter toujours plus avant tout en installant de nouveaux bureaux et un studio, qui sera cambriolé — les images vidéo sont l’expression la plus banalement exemplaire des pratiques en cours. Les journalistes travaillent, répondent à des questions de la réalisatrice ; leur intelligence, modestie et émotion sont perceptibles à fleur de mots et de visages. Leur présence est impressionnante, qui ne donne prise à nul apitoiement. Toujours le film sait faire valoir son engagement par une tenue esthétique, narrative et forcément morale remarquable. Arme redoutable pour les pouvoirs que ce refus du spectaculaire au sein de cette société du spectacle. Face à l’hystérie fascisante, la raison de la pensée. Le 13 mars 2017, 22 mois après son éviction, enfin, Carmen Aristegui conduit une première émission, diffusée sur internet. Nous y sommes conviés avec champagne dans des gobelets de plastique !
Mais si Juliana Fanjul pratique un filmage de terrain, elle inscrit dans le récit deux autres niveaux de compréhension. D’une part, elle inscrit sa voix en off dans la narration, non tant pour distiller le commentaire des images, mais pour placer dans une perspective de réflexion plus large l’état de la situation. Le texte est particulièrement ciselé, il est donné sur le ton d’une inquiétude grave et mesurée. D’autre part, l’usage de quelques métaphores visuelles récurrentes dégage l’horizon et propose au spectateur de prendre du champ, du hors champ. Est ainsi esquissée une méditation écartelée entre pessimisme et espoir, épuisement et attente, appelant une profonde respiration pour faire échec à la suffocation. La situation mexicaine est polluée, obstruée. Les autoroutes au cœur de Mexico, parcourues de nuit et menant au jour (le début du film), vides ou engorgées d’automobiles, sur deux hauteurs et de multiples voies (fin du film), ces voies semblent conduire au fond de la profondeur du champ, vers des horizons pour le moins incertains.
Le montage s’amuse à insérer cette autre mise en abîme, quand le chantier d’un immeuble en construction jouxte celui des studios de radio en train d’être aménagés. La rédaction est littéralement mise en demeure de bosser dans le vacarme… d’une ville monstrueuse. Le talent du montage des images et des sons est ici à l’œuvre avec un doigté signifiant ! Ainsi, de près et de loin, au quotidien de la mêlée et à la distance que permettent mots et images réflexives, Silence Radio est régi par un rythme fait de temporalités complémentaires et décalées, qui donne accès à la complexité de la liberté d’expression des médias.
La figure de Carmen Aristegui trouve dans ce récit une place de choix. Certes, on aurait mille questions à lui poser, que le film n’aborde pas, alors qu’on la sait en danger ; les menaces, que le film ne fait qu’esquisser, sont humiliantes, terrifiantes. Et c’est le mérite du film que de ne céder à aucune tentation hagiographique. Le film est étrangement, intelligemment choral : si Carmen Aristegui est au cœur du récit, celui-ci bat à l’aune de toute une équipe, d’un pays entier épris de valeurs démocratiques. Ces deux femmes, la journaliste charismatique et la réalisatrice obstinée (il faut l’être pour mener à son terme une telle réalisation), ont su inventer une juste distance faite d’intelligence, de pudeur et de respect tout inspirée par les règles de la déontologie du journalisme et du cinéma d’enquête et d’engagement politique.
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Postface :
L’histoire finit-elle mal ? Le 1er décembre 2018, Andrés Manuel López Obrador devient le nouveau Président du Mexique, à la tête d’une coalition de centre gauche. Et le Gouvernement de décréter l’impunité pour l’ex-Président Enrique Peña Nieto (en fonction de 2012 à 2018), qui aurait, aux nouvelles bien informées rendues publiques en janvier 2018, empoché 100 millions de dollars de pot-de-vin en 2012 de la part du cartel de la drogue d’El Chapo, ceci en contrepartie de protections dans la guerre entre narcotrafiquants.
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Screenings in Swiss cinema theatres
Info
Silence Radio | Film | Juliana Fanjul | MEX-CH 2019 | 78’ | Zurich Film Festival 2019, Solothurner Filmtage 2020, Festival du film et forum international sur les droits humains FIFDH Genève 2020, 2021, Filmar en América latina Genève 2021
Gilda Vieira de Mello Prize at FIFDH Genève 2020
First published: March 21, 2020