1976
[…] L’intelligence de la mise en scène de Manuela Martelli tient en ce choix spectaculaire de ne pas faire spectacle des signes extérieurs de la dictature. C’est l’insidieuse emprise de celle-ci qui est, fertile paradoxe, d’autant plus perceptible que l’on en voit pour ainsi dire rien.
[…] Un film de grande valeur par la rigueur de sa mise en scène et l’intelligence du scénario d’un « cinéma politique » aujourd’hui pensé radicalement.
Text: Jean Perret
Comment donc raconter l’instillation du poison mortifère de la dictature dans le corps de la société chilienne en 1976 ? Manuela Martelli, une actrice chilienne née en 1983 qui signe ici son premier long métrage, affirme des choix de scénario et de mise en scène spectaculaires par le principe de la retenue, de la suggestion et de l’allusion. Le coup d’État perpétré sous la gouverne d’Augusto Pinochet en 1973 établit un régime dictatorial dans un pays qui avait élu démocratiquement en 1970 Salvador Allende. En cette année 1976, une famille de la bourgeoisie aisée prend ses aises dans sa villa de vacances au bord de l’océan. Ses vagues tempétueuses, écumantes alors qu’elles s’écrasent sur les rochers agissent d’emblée comme leitmotiv tant visuel que sonore. Vacances d’hiver. Carmen s’installe avec ses enfants et petits-enfants, son mari, des amis vont et viennent dans une maison en chantier. Des aménagements de luxe sont en cours, quelques ouvriers sont à l’œuvre.
Pendant ce temps, à proximité de l’insouciance harmonieuse d’une famille, un homme est en souffrance, gravement blessé à la jambe. Un prêtre des lieux en parle à Carmen. Ne pourrait-elle pas le voir, lui porter un premier secours, trouver des médicaments, son mari n’est-il pas un médecin dans un hôpital de Santiago ? La rencontre a lieu en secret, c’est une blessure par balle qui afflige l’homme. Carmen découvre progressivement un autre monde, dont elle ne sait rien et qui pourtant jouxte le sien. Il y est question de violence, de résistance et de répression dans la situation d’une dictature fasciste.
Le récit organise le basculement de cette femme vers le hors-champ de sa vie de confort et de certitudes, que son mari incarne sur un mode de satisfaction arrogante. Carmen prend des risques, s’engage, va sur le terrain, vient en aide à ce militant et aux membres de son réseau de militance. D’une élégance vestimentaire qui sied à sa classe, elle occupe dans la géographie d’un village pauvre, de terrains vagues, de stations de transports en commun populaires, une place visiblement décalée. Elle apprend à brouiller les pistes de possibles poursuivants et sent croître en elle une inquiétude que la disparition violente du prêtre et des remarques de proches de son mari amplifient inexorablement.
L’intelligence de la mise en scène de Manuela Martelli tient en ce choix spectaculaire de ne pas faire spectacle des signes extérieurs de la dictature. C’est l’insidieuse emprise de celle-ci qui est, fertile paradoxe, d’autant plus perceptible que l’on en voit pour ainsi dire rien. C’est ainsi que le spectateur partage une tension avec Carmen, l’invitant par là-même à prendre la mesure de la menace d’ordre général qui gangrène le tissu social.
Aline Küppenheim, l’interprète de Carmen, a un point commun avec Ingrid Berman dans Europa 51 (1952) de Roberto Rossellini, auquel force est de penser. Elles jouent leurs personnages en retrait et expriment en intériorité sur leurs visages et par leur gestuelle corporelle le sérieux des drames dont elle sont les témoins engagés. Film de la création cinématographie contemporaine, 1976 pratique à sa façon un effet de distanciation brechtien : dédramatisation de l’action, refus de l’emphase psychologique, abandon des gestes explicites de la brutalité dictatoriale, afin de suggérer avec d’autant plus d’effet l’ampleur de l’emprise du système totalitaire sur les consciences.
Si ce film travaille en son cœur l’histoire récente du Chili en en esquissant la roborative anamnèse, il a tout autant valeur par la rigueur de sa mise en scène et l’intelligence du scénario d’un « cinéma politique » aujourd’hui pensé radicalement, esthétiquement comme différent du cinéma de la communication flanqué de ses habituels colifichets.
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Info
1976 | Film | Manuela Martelli | CHL 2022 | 95’ | Filmar en América latina
First published: November 29, 2022