Antier noche

[…] C’est tout le doigté d’Alberto Martín Menacho que de suggérer plus que de détailler…

Text: Jean Perret

Sans doute est-il progressivement plus difficile autant que plus exigeant et passionnant d’enraciner des histoires vraies dans un territoire familier où l’on a vécu. C’est l’expérience dont témoigne ce premier long métrage d’Alberto Martín Menacho, poursuivant son parcours engagé avec son court métrage Mi amado, las montañas, film de Diplôme BA du Département Cinéma/cinéma du réel de la HEAD Genève en 2017. Antier noche est à nouveau tourné dans le même modeste village de l’Estrémadure en voie de dépeuplement. La géographie du territoire est banalement étale, sans rugosités ni ruptures marquantes, certes ici une colline, un barrage et là une théorie d’antennes de radars le nez planté au ciel. Le cinéaste filme de vieilles personnes et des adolescents dans un environnement de traditions lancinantes que bousculent quelques traits de la modernité.

Le récit est fragmentaire, petit à petit il compose une mosaïque par le biais de scènes ancrées dans le déroulement de la vie quotidienne. Point de festivités ni d’événements saillants, sauf peut-être un rave party dans la forêt (la Dehesa) et l’histoire de l’âne ! Tout d’abord, il faut savoir qu’Alberto Martín Menacho filme très bien les oiseaux, les ânes, les cochons, les chiens de chasse, le cadavre d’un lapin, en leur accordant un temps de présence consistant à l’écran. Point de plans de coupe dans la conception narrative du cinéaste et c’est très bien ainsi.

Histoire de l’âne. Un jour, le jeune homme en charge des cochons, que l’on voit se précipiter en masse sur leur pitance jetée sur le sol, rencontre un âne esseulé, qu’il adopte avec tendresse. Il explique peu après au couple parti à sa recherche qu’il n’a vu âme qui vive ressemblant à un âne ! L’adoption devient vol et saurait motiver un drame violent ou au moins une altercation. Art de l’ellipse, sans explication aucune, l’animal partira plus tard en paix avec ses maîtres sous le regard incrédule du gardien des cochons.

Si les rapports entre les gens du village sont sereins, détaillés ici au sein de l’usine de transformation de la viande de cochon, et là dans l’épicerie qui est centre de palabres tous azimuts et de consultations – la patronne n’est-elle pas aussi cartomancienne ? – sans oublier la maman élevant seule sa fille, ni les fauconniers, ni encore les paysans récoltant le liège d’arbre propre à être manufacturé en bouchons, une tension sous-jacente n’en reste pas moins perceptible. Celle-ci paraît se cristalliser dans la pratique de la chasse qui est l’un des fils rouges du récit. Pour autant, on n’assistera pas à une battue.

C’est tout le doigté d’Alberto Martín Menacho que de suggérer plus que de détailler des activités qui confèrent une certaine cohésion à la communauté villageoise. Ses plans sont patiemment tenus et installent une temporalité proprement filmique, permettant une approche certes documentaire, mais qui s’élargit à une vision holistique.

En jouant de cadrages, et de recadrages de bâtiments en ruine, par exemple, en travaillant la profondeur de champ, et en attachant une grande attention à un montage fluide d’éléments hétérogènes – montage, activité solitaire qu’il assure bien entendu lui-même, et néanmoins en complicité avec Orsula Valenti – le cinéaste parvient à donner corps à un récit dont sourdent les réalités complexes de ce village-univers.

Une scène filmée en continu et prise sur le vif d’un homme flanqué de deux lévriers, occupé à parler au téléphone avec patience à sa mère alitée à l’hôpital, impose la figure du chasseur à dimension patriarcale. Us et coutumes de la chasse : c’est porté par le regard de Juan, le personnage principal du film, douze ans, que l’on découvre en un lent panoramique au fond du plan dans une cabane de chasse un lévrier pendu. Juan quitte sans mot dire les lieux. Nous venons de voir un des très beaux champs-contre-champs en un seul plan du cinéma d’aujourd’hui. Aucune explication n’est donnée, sinon le choc de l’effroi, de l’émotion, alors que nous avions vu le garçon endormi aux côtés de ce chien ami. C’est à se renseigner auprès du cinéaste que l’on apprend qu’un lévrier qui manque à sa tâche de chasseur fait honte à son maître qui, pour restaurer son honneur, exécute le chien concerné. Mais la radicalité de la démarche du cinéaste veut qu’il appartienne au spectateur d’élaborer son opinion, de se renseigner, puisque jamais un film ne saura sérieusement épuiser les significations de son récit !

Un autre moment témoigne de l’inspiration parfois dionysiaque du cinéaste. Un jeune homme filmé de dos marche nu, précautionneusement dans le lit d’une rivière. Plan suivant, cadre serré sur lui et une jeune femme enlacée en leur entente dans la forêt. C’est ce dépouillement des scènes qui emporte l’adhésion dans l’entier de ce film. Le cinéaste parvient à mettre en scène dans leur vraie vie, en toute confiance, ses protagonistes en sorte que leur singularité et leur générosité leur confèrent une présence authentique. Ils irradient ainsi cette antier noche, cette nuit précédente, de mille nuances lumineuses, de lucioles.

Juan ! Notre guide d’une grâce captivante. Formidable garçon, que le cinéaste élit après de longues recherches. Le film débute par son casting. Face caméra, Juan répond aux questions d’Alberto Martín Menacho. Ce seul plan saisit une émotion avec grande pudeur. Un lien est établi, nous en sommes témoins, entre le filmeur et le filmé, une jeune personne est en voie de devenir un grand personnage.

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Antier noche | Film | CH-ES 2023 | 106’ | Alberto Martín Menacho | Visions du Réel Nyon 2023, Solothurner Filmtage 2024 | CH-Distribution: Filmbringer

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First published: May 02, 2023