Là où Dieu n'est pas
[…] Le film échafaude une réflexion qui porte au-delà de l’insoutenable description de la violence. Il s’ingénie à faire une anthropologie du geste du tortionnaire et du torturé.
Text: Jean Perret
Chaque geste revêt une importance cruciale dans l’acte de torture, chaque parole incruste dans le rituel de l’humiliation physique et mentale sa marque indélébile. Que peut donc entreprendre le cinéma dans le cadre de l’exercice de la violence à l’endroit de citoyens iraniens soumis à des exactions brutales, sophistiquées, impunies ?
Le cinéaste iranien établi à Paris depuis au total trente-six ans Mehran Tamadon s’engage dans un travail d’observation des actes de torture dans la mesure où trois personnes ayant connu les conditions de privation violente de liberté en Iran donnent leur accord de manière impressionnante et émouvante pour raconter leurs calvaires. Travail de la mémoire du corps qui, pièce à pièce, décompose et recompose les méthodes de torture. Les lieux d’incarcération sont parisiens, tant qu’ils peuvent ressembler aux espaces réels dans lesquels le pouvoir des mollahs exécute ses œuvres. Des espèces de non-lieux, ici une cave, là une usine désaffectée et ses portes grillagées sont aménagées de façon minimaliste. Des lambourdes vissées les unes aux autres esquissent les espaces carcéraux, quelques planches réduisent le lieu de survie à des cercueils, un sommier métallique, un mannequin, un matelas, une corde, un tuyau esquissent l’univers des tentatives de déshumanisation des prisonnières et des prisonniers. Ce sont le cinéaste et son équipe technique que l’on voit à la tâche, assembler les éléments en bois, souder les pièces du lit de torture, en présence de Homa Kalhori, Taghi Rahmini et Mazyar Ebrahimi. Cette femme et ces deux hommes réfugiés en France sont les personnages avec lesquels Mehran Tamadon déconstruit les rituels de l’asservissement dont ils ont été victimes et tout à la fois construit le récit des formes de résistance, d’épuisement, de renoncement en regard de la violence de l’État islamique.
La parole des trois anciens prisonniers est accueillie avec une attention exemplaire au sein du film par Mehran Tamadon. Il en est le récipiendaire avec une concentration tendue et un souci d’exactitude d’entomologiste. Il pose des questions, relance une évocation, demande des précisions. Et il sait la vertu du silence, tel que l’appellent le recueillement et les mouvements de la pensée. La caméra de Patrick Tresch, chef opérateur suisse dans le cadre de cette production entre Box Production à Renens (Vaud) et l’Atelier documentaire à Bordeaux, a le talent de cadrer sur le vif l’évidence de la présence de ces trois exilés avec une retenue exemplaire. Il a le talent de cadrer visages et corps, leurs déplacements dans les décors reconstitués de leurs cauchemars. L’ensemble de la démarche de Mehran Tamadan cherche un équilibre à fleur de pudeur et d’émotion, auquel le montage dû au cinéaste lui-même et à Luc Forveille mène à un accomplissement remarquable. Composé de séquences au cours desquelles de larges fragments du destin des personnages sont détaillés, il les fait intervenir à tour de rôle. Ils reviennent à l’image et ces récurrences permettent à la fois d’approfondir la connaissance de chacun et d’asseoir une connaissance progressive de l’ensemble du système totalitaire.
Le film échafaude une réflexion qui porte au-delà de l’insoutenable description de la violence. Il s’ingénie à faire une anthropologie du geste du tortionnaire et du torturé. Ces trois Iraniens stigmatisés à vie par les sévices endurés, physiques comme psychologiques, font preuve d’une intelligence spectaculaire par laquelle ils analysent le système répressif comme le moyen déployé pour les mettre à genoux. Leurs voix sont enracinées dans l’expérience extrême subie, elles font état de la mobilisation essentielle de leur énergie, de la mise en danger de mort, et de leurs capacités réflexives exceptionnelles.
Ce ne serait rien dire de Là où Dieu n’est pas si l’on ne parlait pas du quatrième personnage du film, Mehran Tamadon lui-même. Il est à l’image. Il est l’interlocuteur unique des trois anciens prisonniers et exprime le besoin de prendre au plus près la mesure des exactions subies. Il reste au seuil de la cellule dans laquelle Taghi Rahmani a passé, en plusieurs périodes, quatorze années de sa vie. Il fait les seuls trois pas possibles dans l’espace confiné et la durée de la scène esquisse le temps insupportablement infini de l’isolement. Avec Mazyar Ebrahimi, il ira jusqu’à s’allonger, pieds nus, menotté, sur un sommier qu’il aura vu soudé par l’ex-prisonnier pour les besoins des prises de vues les plus réalistes possible. Quant à Homa Kalhori, autrice d’un livre, A Coffin for a Living – Un cercueil pour une vie, Mehran Tamadon lui s’attache en proximité à elle, il se penche à son endroit quand elle est agenouillée dans l’espace faisant référence à un cercueil. Il écoute ses larmes, alors qu’elle dit comment elle a cédé à la répression des mollahs, au point de devenir une gardienne de la prison qui la tenait captive. Et le cinéaste de prendre dans ses mains le tchador qu’elle avait tenu à porter pour évoquer à l’image ce temps honni. Il y a trente-huit ans que cela s’est passé, avec une profonde émotion, elle dit : « j’étais finie, j’avais fait une croix sur moi-même ».
Le film s’achève sur une question fondamentalement provocatrice et roborativement naïve posée par Mehran Tamadon : et si les « interrogateurs » voyaient le film, en seraient-ils ébranlés ? Pourraient-ils se voir, se détester ? « Mais non, arrête de te leurrer ! Impossible ! » rétorque Taghi Rahmani, ce militant politique aguerri dont la femme, Narges Mohammadi, Prix Nobel de la Paix 2023, est en prison.
Forte naïveté que de vouloir côtoyer le pouvoir iranien ? Le cinéaste dont le père fut un prisonnier politique pendant douze années sous le régime du Shah n’a de cesse d’approcher les persécuteurs et leurs victimes en une volonté d’exorcisme qui restera sans doute à jamais inachevée. Il n’en reste pas moins que Bassidji (2009) et Iranien (2014) sont deux films faits de la recherche d’un dialogue, voire d’une compréhension de ce qui fonde les valeurs de miliciens et de mollahs du régime. Mehran Tamadon a poursuivi son chemin avec son dernier film, Mon pire ennemi (2023). Il y met en scène un interrogatoire d’un réalisme éprouvant au cours duquel il se met littéralement à nu afin de jouer le personnage de la victime.
Le film aurait-il la vertu d’être le miroir dévoilant à la conscience des tortionnaires et de leurs régimes les ignominies qu’ils commettent au point d’en déciller le regard et de les conduire à la raison ? C’est la question de dimension métaphysique qui fonde aux yeux de Mehran Tamadon le cinéma tel qu’il l’habite et qui l’habite.
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Screenings at FIFDH Genève 2024
Info
Là où Dieu n’est pas | Film | Mehran Tamadon | FR-CH 2023 | 112’ | Berlinale 2024, FIFDH Genève 2024 | CH-Distribution: Outside the Box
First published: March 15, 2024