Streaming
Critical film publishing and access to film screening have never been so close to each other.
Here we propose the films discussed on Filmexplorer AND currently available for ONLINE STREAMING for the SWISS public.
Filmexplorer collaborates with the online streaming platforms cinefile.ch, filmingo.ch and eyelet.com on an ever evolving selection of titles in common.

Un autre monde
ONLINE STREAMING (Switzerland) by Filmexplorer’s Choice on filmingo.ch and cinefile.ch
Souvent prévisible, et tout orienté vers la tirade éthique qui rompt et couronne une tension dramatique très habilement maintenue, le dernier film de Stéphane Brizé pourrait être lu comme une enquête documentaire revêtue de fiction. Il s’agit pour nous de l’importante découverte des chaînons invisibles de la machinerie néo-libérale de l’entreprise. Il ne s’agit pas des employés exploités, ni des patrons internationaux, mais des « patrons-employés », obligés à être forts avec les faibles et faibles avec les forts, esclaves surpayés qui font tourner les engrenages de l’injustice sociale (laquelle se propage jusqu’à affecter les relations familiales). Soutenu par une performance formidable de Vincent Lindon – ici toujours plus l’héritier contemporain de Lino Ventura – Un autre monde est un film rigoureux, informatif, important.
Text: Giuseppe Di Salvatore
Un autre monde | Film | Stéphane Brizé | FR 2021 | 97’

Un monde
Le style d’Un monde, c’est bien le naturalisme, mais d’une radicalité telle que même les détracteurs du naturalisme au cinéma sauront apprécier l’expérience extraordinaire que le film de Laura Wandel procure. Car à travers le monde de l’enfance de Nora, c’est la nature elle-même qui se présente à nous, sans concession aucune et avec cette cruauté gratuite dont les enfants – et les hommes réduits à leur état de nature – sont capables. Avec rigueur, la caméra ne quitte jamais les yeux et la perception de la petite fille, en nous restituant ainsi ses émotions et ses dilemmes dans un état de pureté, car tout simplement dépouillés du contexte du grand monde – ou bien du monde des adultes. Au contraire, celui-ci est perçu dans toute sa distance douloureuse, englouti dans une bienveillance qui ne réussit point à faire disparaître l’incompréhension fondamentale par rapport aux drames aigus des petits. En effet, l’histoire de Nora et de ses compagnons raconte bien, indirectement, les malaises et les injustices de la société en général, mais la vertu d’Un monde restera celle de ne pas instrumentaliser cette histoire, mais de lui rendre justice dans sa spécificité enfantine – et pour cela seulement, universelle – dans laquelle les souvenirs de notre enfance trouveront facilement un écho émotif de grande intensité.
Text: Giuseppe Di Salvatore
Un monde | Film | Laura Wandel | BE 2021 | 72’

Taming the Garden
On dit des arbres qu’ils entretiennent des liens entre eux, qu’ils sont sensibles à leur environnement et à leur coexistence. Je me suis laissé dire qu’ils se rapprochaient même parfois les uns des autres ! Et si d’aventure cela n’était que fariboles anthropomorphes, il ne s’agirait dès lors que d’organiser de toutes pièces le déplacement d’arbres vers d’autres arbres.
Même s’il s’agit d’envisager des centaines de kilomètres par voie de terre et de mer, qu’à cela ne tienne ! Il suffit de déraciner de leur sol natal des arbres centenaires aux branches tentaculaires et à la frondaison foisonnante, de les charger sur de larges remorques et sur d’aussi larges barges pour les conduire par voie terrestre et maritime lentement et sûrement dans un parc paradisiaque. Quoique ce parc parfaitement entretenu, dont les pelouses voient émerger une série de petites pipes d’arrosage, paraît être un territoire aseptisé pour collectionneur monomaniaque. Les arbres y apparaissent fragiles, tenus qu’ils sont, comme les mâts de voiliers, par des haubans métalliques.
Salomé Jashi, cinéaste géorgienne formée à Londres dont c’est le deuxième long métrage, ne dit rien de ce parc ni de son propriétaire, ni non plus des conditions d’acquisition des arbres. C’est au sein des campagnes que la réalisatrice porte essentiellement son attention, parmi les villageois et les travailleurs confrontés à ces extractions spectaculaires. Mais là aussi, Salomé Jashi ne tient pas à tout montrer. Quelques étapes significatives quant à la technique de déracinement sont certes filmées, mais point celles du chargement des arbres sur les véhicules réquisitionnés. Ainsi, Taming the Garden tient du documentaire traditionnel par son souci descriptif, sans recours, bien sûr, à des entretiens ou à des commentaires en voix off. Mais le film est tout autant une méditation qui porte sur les liens établis entre la nature et la culture.
La réalisatrice filme les coulisses de ces bouleversements, écoute des villageois modestes et aisés, entre chez eux afin de saisir les conflits sous-jacents nourris par la perte d’un patrimoine naturel et les bienfaits d’une route aménagée pour le bien-être de la communauté, certes, mais également pour l’enlèvement d’un arbre.
Moments de réflexion, d’émotion, de pensées en ce temps géorgien et, partant, mondialisé dans le global village duquel toutes les folies, les outrances, les violences sont possibles à force de moyens financiers et politiques engagés. Ces arbres, qui sont flottants sur la mer – image spectaculairement ridicule et cauchemardesque – sont frères et sœurs des zoos humains d’hier, des migrations humaines imposées, des animaux des zoos, des ménageries diverses, des jardins exotiques, de tous ces gestes d’accaparement des biens du monde végétal, animal et humain. La voix du film témoigne à cet endroit d’une inquiétude amusée, d’un étonnement inquiet.
Text: Jean Perret
Taming the Garden | Film | Salomé Jashi | CH-DE-GEO 2021 | 92’ | Locarno Film Festival 2021, Human Rights Film Festival Zürich 2021

Suot tschêl blau
Film-autel grisé de bleu
Sous le ciel bleu, du réalisateur romanche Ivo Zen auquel on doit une petite dizaine de documentaires et de fictions réalisés depuis 2000, est une promesse de bleu. Le bleu acier du ciel d’hiver de Haute-Engadine dans la région de Samedan donne le vertige. Tellement puissant, immensément immaculé à perte de vue, il inocule l’impérieux besoin pour certains de prolonger l’expérience de cet accomplissement en une dimension plus étourdissante encore. Années 1980 et 1990, la cocaïne, l’héroïne et d’autres drogues sont consommées jusqu’à des excès mortifères. La promesse du cinéaste tient en cette tentative de lier la beauté inquiétante (aux dires de certains) du ciel et les états léthargiques des stupéfiants, parmi une poignée de jeunes adultes au sein de cette commune grisonne d’environ 3’000 habitants.
L’autre proposition forte du film tient en sa mise en scène d’une espèce d’autel, une table de bois massif située sous les voûtes du musée de la localité, sur laquelle les parents et amis déposent des objets ayant appartenus aux disparus : une paire de bottes de cowboy, une guitare, une boule de billard… Objets de mémoire douloureuse plus de trente ans plus tard, ils invitent à des évocations, des échanges, des silences. Des villageois sont réunis à la Croce Bianca à l’invitation d’Ivo Zen et assistent à un concert de jazz dont la musique méditative accompagne le film. Le bistrot du village avait été fréquenté par cette jeunesse trébuchante et il est impressionnant de constater à quel point l’expression des chagrins passés est difficile et l’impuissance à prendre la mesure du mal-être éprouvé des victimes, avérée.
Ivo Zen avait raconté dans Zaunkönig – Tagebuch einer Freundschaft (2016) son deuil d’un ami proche mort d’une consommation abusive de drogue. Ici, il élargit le cercle à un groupe d’une vingtaine de personnes qui avait décidé de « changer quelque chose » et dont les ambitions échouèrent pathétiquement, jusqu’à que mort s’en suive. Ces événements sont inscrits avec pertinence dans la mouvance des mouvements contestataires qui prirent à Zurich une ampleur spectaculaire (AJZ, Platzspitz, Dynamo, Rote Fabrik, etc.), et dont Samedan paraît être une très modeste réplique.
À vouloir tracer ce récit avec des personnages parfois émouvants – particulièrement ce père qui mit tant de temps à accepter la mort de son fils – Ivo Zen cherche à voir clair au fond du bleu du ciel et autour de l’autel mémoriel. Il s’y engage avec délicatesse afin de ne point bousculer les sensibilités ni questionner les valeurs de cette communauté mise en émoi – plus qu’en question – par ces gens disparus au nirvana égotique de leurs vies terrestres.
Text: Jean Perret
Suot tschêl blau – Sous le ciel bleu | Film | Ivo Zen | CH 2020 | 70’ | Visions du Réel Nyon 2020, Solothurner Filmtage 2021

Petite fille
ONLINE STREAMING (Switzerland) by Filmexplorer's Choice on cinefile.ch
On ne peut nier à Sébastien Lifshitz d’avoir un talent : celui de documenter l’intime sans jamais tomber dans les travers du voyeurisme. Autrement dit, le don principal du cinéaste est l’éthique de son regard. Fait confirmé par Petite fille. Le film suit durant près d’un an le quotidien d’une famille fédérée autour d’un combat : faire reconnaître au monde le droit de leur enfant de huit ans, Sasha, à qui l’on a assigné le sexe masculin à la naissance, d’être reconnu comme une fille.
Sébastien Lifshitz compose une chronique de cette lutte qui mêle portraits d’individus, au centre desquels Sasha et sa mère, et tableau de société, dont sont mises à plat les normes de genre et les institutions qui les soutiennent. En effet, la nécessité urgente de Sasha d’être reconnue comme fille est la cible d’une violence institutionnelle inouïe. L’établissement scolaire qu’elle fréquente – chéri, semble-t-il, par les familles bourgeoises du coin – lui refuse ce droit, considérant son identification au genre féminin comme une déviance alimentée par ses parents. De même, l’école de danse où elle prend des cours lui interdit de vêtir le costume porté par les filles qui fréquentent l’établissement. Les parents de Sasha ne parviendront à faire accepter les besoins de leur enfant qu’à l’aide du soutien apporté par une pédopsychiatre spécialisée en matière de dysphorie de genre.
Ce combat, qui met donc autant en jeu des individus que des institutions, est documenté de manière presque exclusive à partir de l’espace du foyer familial – unique lieu où Sasha peut être qui elle est, dernier rempart contre une « enfance volée », pour citer les mots de la mère. D’où la question de l’intime, et donc de l’éthique du regard. Sébastien Lifshitz, même s’il entre dans la maison de Sasha en tant qu’ami acquis à sa cause, court à chaque instant le risque de violer, en tant qu’étranger, le peu d’espace de confiance où la jeune fille peut tenter de s’épanouir. Autrement dit, le cinéaste est sans cesse menacé de se transformer en rapace avide d’images destinées à alimenter un discours sensationnaliste sur la misère des autres. Ce qui est profondément admirable, c’est qu’il ne commet jamais ce faux pas. Petite fille ne comporte pas une seule image où se lirait chez Sasha ou ses proches le malaise d’être filmé. Au contraire, le documentaire transpire une confiance parfois proprement radieuse entre le filmeur et ses sujets.
On peut reprocher à Sébastien Lifshitz certains défauts d’écriture, tels que ses maladresses de montage – voir la séquence de déplacement en train, dont chaque plan ne laisse la place à rien d’autre sinon de signifier que Sasha et sa mère voyagent de Rouen à Paris – ou ses choix musicaux peu délicats, à l’exemple du plan sur Sasha à la plage, alourdi par une musique qui cherche à conférer une dimension dramatique à un quotidien qui l’est déjà suffisamment. De même, on peut s’ennuyer de son classicisme formel, désapprouver son esthétique dont la transparence n’a d’autre but que d’alimenter une narration « efficace ». Jamais, en revanche, on ne saurait l’accuser d’ôter leur dignité à ses protagonistes. Son geste de cinéaste consiste en tout et pour tout à suivre ces derniers, les défendre, faire entendre leur voix et respecter l’intégrité de celle-ci. Ce qui, si on prend la peine d’y réfléchir, est déjà beaucoup.
Text: Emilien Gür
Petite fille | Film | Sébastien Lifshitz | FR-DK 2020 | Zurich Film Festival 2020

Wake Up on Mars
ONLINE STREAMING (Switzerland) by Filmexplorer's Choice on filmingo.ch and cinefile.ch
Le traumatisme. La trame du temps qui se déchire. Le trou noir qui abolit l’espérance et menace l’identité. Et parfois, comme c’est le cas pour les deux adolescentes que l’on découvre endormies dans le plan inaugural de Wake Up on Mars, les corps qui s’effondrent sous le poids de leur propre sidération. À l’image de centaines d’enfants de familles exilées en attente de régularisation, Ibadeta et Djeneta Demiri sont victimes du « syndrome de résignation », un coma profond qui survient à la suite d’un grand choc émotionnel. Roms du Kosovo et persécutés comme tels, les Demiri ont fui leur terre d’origine et trouvé un point de chute en Suède où les attendait une autre forme d’injustice, celle des politiques migratoires de plus en plus dures et restrictives. Par deux fois, elles ont vu leurs demandes d’asile rejetées, épisodes douloureux à la suite desquels Ibadeta a développé le syndrome catatonique. Deux ans auparavant, le mal avait déjà frappé Djeneta, après que cette dernière eut été témoin de l’agression de son petit frère Furkan, au Kosovo.
Sans rien occulter du quotidien de cette famille, partagé entre les difficiles démarches d’obtention d’un statut de résident et une attention de tous les instants portée aux jeunes filles clouées à leurs lits de sommeil, la caméra de Dea Gjinovci s’attarde sur le plus jeune de la fratrie, Furkan. À l’enfermement intérieur de ses sœurs, le garçon de dix ans oppose un désir d’aventure et de fuite imaginaire, symbolisé par un projet de construction de vaisseau spatial qu’il destine à l’emmener sur Mars. Une part importante du métrage est consacrée à cette quête, le garçon de dix ans se mettant à collecter des matériaux de récupération autour de chez lui, où forêts de contes et cimetières de voitures se côtoient. La cinéaste restitue ce paysage sensuel et mental avec une compréhension intuitive de la lumière et un grand sens de l’image. Très vite, nous comprenons que l’entreprise de Furkan n’a rien d’une lubie. Elle est une manière de conjurer l’angoisse de cette double attente (de la régularisation, du réveil de ses sœurs), de s’échapper du contexte suffoquant qu’elle impose à tous les membres de la famille, et aussi, comme il le laisse entendre au détour d’une phrase — « je pense que tout est de ma faute » — de mettre fin au cercle pernicieux de la culpabilité.
Articulé autour de ces deux pôles — l’un de recréation fictionnelle, l’autre de captation documentaire — Wake Up on Mars évite les pièges de la métaphore trop explicite ou du tract militant. L’écriture expose intelligemment le cadre de cette maladie peu connue, notamment par le biais de fragments radiophoniques qui reviennent sur sa perception par la société suédoise, entre circonspection de la science et méfiance de certains hommes politiques. Devant cette famille qui fait preuve d’une abnégation et d’une persévérance sans faille, le regard de Dea Gjinovci parvient à trouver la juste distance, celle de l’accompagnement. À cet égard, le basculement dans le fantastique, à la toute fin du film, témoigne du caractère fort et absolu de son geste de cinéaste, et réconforte quant à la capacité inouïe qu’a l’enfance de tracer un chemin de lumière dans la noirceur en apparence la plus totale.
Text: Nicolas Bézard
Wake Up on Mars | Film | Dea Gjinovci | CH-FR 2020 | 75’ | Visions du Réel Nyon 2020, Solothurner Filmtage 2021, Human Rights Film Festival Zürich 2021