Un beau matin

[…] Un parfum rohmérien flotte doucement sur l’ensemble du film, par son ambition coloriste et picturale discrète mais néanmoins palpable, une mise en scène limpide et bien sûr le recours à deux figures iconiques du cinéma de Rohmer, Melvil Poupaud et Pascal Greggory…

[…] « Un beau matin » est une épure, un délicat champ-contrechamp, une œuvre simple dans sa forme, mais complexe sur le fond. Le fond, c’est la palette des sentiments ambivalents qu’il scrute, laisse silencieusement affleurer, dans un geste qui tient d’abord de l’accompagnement, et certainement pas de la stratégie.

Une mère et sa fille rangent des livres dans une bibliothèque. Franz Kafka, Hannah Arendt, Goethe – joliment prononcé « Goête » par la jeune fille. Ces ouvrages représentent le travail d’une vie. Georg Kienzler (Pascal Greggory), l’homme qui les a rassemblé et étudié, est désormais trop malade pour pouvoir les consulter. Sa fille (Léa Seydoux) explique à sa propre fille (Camille Leban Martins) : « Je me sens plus près de mon père quand je regarde ses livres que quand je le vois ». Devant la moue circonspecte de l’enfant, Sandra, la mère, affine sa pensée : « Je le retrouve plus dans sa bibliothèque que dans la personne qui est à l’Ehpad. Là-bas c’est son enveloppe charnelle et ici, c’est son âme. » La fillette fait cependant remarquer que son aïeul n’est pas l’auteur de ces textes. « Oui, mais c’est lui qui les a choisis », répond Sandra. « À travers ses livres c’est toute sa personnalité qui s’exprime, c’est comme si chaque livre était une touche de couleur, et que toutes ces touches de couleur dessinaient son portrait ».

Dessiner par petites touches le portrait d’un homme ou d’une femme : voilà ce qu’est, depuis son premier long métrage il y a quinze ans (Tout est pardonné, 2007), le beau souci des films de Mia Hansen-Løve, et ce n’est sans doute pas un hasard si, quelques minutes avant cette scène, Sandra, vêtue d’une robe rouge flamboyante, naviguait gracieusement entre les verts et les bleus des Nymphéas de Monet, le temps d’une escapade amoureuse au Musée de l’Orangerie. Une palette de couleurs franches, pures, que l’on retrouve sur les vêtements des protagonistes (le bleu azur du pull de Sandra est aussi celui de la chemise d’hôpital de son père) ou les objets les environnant (un fruit posé sur une table, des dessins d’enfants punaisés à un mur, la tranche colorée des nombreux livres dans les nombreuses bibliothèques peuplant ce film et tous les autres de Mia Hansen-Løve). On se souvient alors de cette bibliothèque laissée pour moitié vide dans L’Avenir (2016), après qu’un homme parti du foyer conjugal fût prié d’en retirer ses ouvrages. Même excellemment écrite, aucune scène dialoguée n’aurait alors pu dire, avec autant de force et de simplicité, la violence d’une séparation.

Le cinéma de Mia Hansen-Løve regorge de trouvailles métonymiques comme celle-ci. Il n’a jamais recours à la psychologie pour caractériser les personnages qu’il met en scène. Ces derniers se dévoilent implicitement à travers les lieux qu’ils investissent – des chambres, des bureaux, des appartements, des maisons – tous objets de la plus grande attention et que la cinéaste prend un plaisir manifeste à filmer. Par la manière aussi dont ils habitent et occupent ces espaces, circulent entre eux, et plus généralement par leur façon d’être et de s’adresser aux autres.

C’est précisément autour de ces questions qu’Un beau matin se déploie : comment faire le portrait d’une personne lorsque les couleurs commencent à manquer ? Que reste-t-il d’un homme ayant voué sa vie au travail de la pensée – Georg, le père souffrant de Sandra, est un éminent germaniste – lorsque cette pensée se retire inexorablement, rongée par un mal dégénératif incurable – le syndrome de Benson, qui affecte la cognition et la mémoire, privant le malade de son autonomie et de sa capacité à raisonner de manière cohérente. Que reste-t-il du père, du grand-père, du compagnon, du professeur, dépossédé de son lieu de vie, de ses livres, de son langage, de son passé, de sa faculté à reconnaître les siens ?

Un beau matin interroge pudiquement tout cela à travers un itinéraire de solitude qui débute dans l’appartement de Georg – laissant encore entrevoir, par sa quiétude, son ouverture vers l’extérieur, sa clarté érudite, l’ancienne personnalité de son occupant – pour s’achever dans les locaux impersonnels d’un Ehpad. Entre ces deux points, le film témoigne d’une topographie du décentrement : du cœur de Paris où il vivait, Georg est baladé d’hôpitaux en hospices situés en dehors des boulevards de ceinture, reflets d’un homme qui mentalement n’existe plus qu’à la lointaine périphérie de lui-même.

Cette absence à soi-même, ce recul de la conscience est accompagné avec sensibilité et patience par Sandra, la mère célibataire, qui voit l’état de son père s’aggraver en même temps que s’entame une passion clandestine entre elle et Clément (Melvil Poupaud), un ami marié. Le corps et surtout le visage de la jeune femme deviennent alors les réceptacles de tensions et d’émotions contradictoires. S’y logent le sentiment d’impuissance face à la maladie d’un proche, et le réveil d’une sensualité trop longtemps refoulée, Sandra ayant tiré un trait sur sa vie sentimentale depuis le décès du père de son enfant, des années auparavant.

Si le portrait de Georg reste, de fait, lacunaire, celui que Mia Hansen-Løve brosse de son héroïne est riche de subtilité et d’incarnation. Léa Seydoux abandonne les oripeaux glamours et sophistiqués qu’on lui connaît dans tant d’autres productions pour livrer une composition d’une grande sobriété. Et d’une manière générale, les interprètes sont mis en valeur par une direction précise et attentive à leurs présences, comme si la cinéaste respirait au diapason de ses comédiens. Une distribution qui sur le papier ne semblait pas aller de soi – on peinait à imaginer Léa Seydoux dans ce contre-emploi –, mais les premiers plans du film ont tôt fait de chasser les doutes. La réunion de cette dernière et de Pascal Greggory à l’écran relève en effet de l’évidence et même d’un trouble inattendu, celui de la ressemblance physique entre les deux acteurs, qui contribue à renforcer l’authenticité de cette histoire de filiation. Les connaisseurs du cinéma d’Eric Rohmer seront également ému de retrouver Melvil Poupaud dans un rôle d’amoureux torturé très proche de celui qu’il tenait dans Conte d’été (1996), le poids des ans n’entamant ni sa verve romantique, ni sa silhouette d’éternel jeune homme.

Un parfum rohmérien flotte doucement sur l’ensemble du film, par son ambition coloriste et picturale discrète mais néanmoins palpable, une mise en scène limpide et bien sûr le recours à deux figures iconiques du cinéma de Rohmer, Melvil Poupaud et Pascal Greggory, ce dernier incarnant dans cet opus la défaillance et la raréfaction du langage, quand il personnifiait chez l’auteur de Pauline à la plage (1983) la prodigalité érotique du verbe.

Esthétiquement, le cinéma de Mia Hansen-Løve est, à l’instar de celui de Rohmer, un art de la ligne claire, de la fluidité du mouvement, de la transparence de la lumière. Un art qui refuse de se laisser envahir par une dramaturgie trop voyante. Articulé autour de deux histoires qui dialoguent – celle du père qui se meurt, et de sa fille qui renaît – Un beau matin est une épure, un délicat champ-contrechamp, une œuvre simple dans sa forme – la plus simple de son auteur –, mais complexe sur le fond. Le fond, c’est la palette des sentiments ambivalents qu’il scrute, laisse silencieusement affleurer, dans un geste qui tient d’abord de l’accompagnement, et certainement pas de la stratégie. Des pensées aussi bouleversantes que celles retrouvées par Sandra dans un carnet ayant appartenu à Georg alors que la maladie le frappait, et qui sont en réalité celles que Ole Hansen-Løve, le père de la cinéaste et victime du syndrome de Benson, a écrit peu avant de sombrer. Cette Ballade en maladie rare lue avec la voix de Pascal Greggory à l’intérieur d’un montage séquence admirable, est un vertige d’émotion retenue, un puits de mélancolie que la joie de la scène suivante – des festivités de Noël en famille – ne parvient à faire oublier.

« Le pire n’est jamais sûr », nous disent ces notes, se référant au Traité du désespoir de Søren Kiergegaard. « Désespoir : s’y laisser aller pour le connaître, et en sortir ». Et pour cause, malgré la détresse de Georg et la gravité des thèmes que le long métrage embrasse – au préalable celui du deuil impossible, puisqu’il s’agit bien pour Sandra et ses proches de faire le deuil d’un parent encore en vie – Un beau matin ne verse jamais dans le pathétique. L’écueil du film édifiant sur la fin de vie et la dépendance, sujets de société aujourd’hui très discutés, est également évité. Au contraire, dans sa volonté de ne juger personne – ni Sandra lorsqu’elle ne répond pas aux appels de son père, ni Clément, l’époux infidèle et indécis, ni la directrice d’un Ehpad qualifié par la mère de Sandra (Nicole Garcia) d’« usine à fric » –, dans son usage noble et doux du 35mm, dans la façon dont il regarde le romanesque s’immiscer dans le quotidien et remettre en mouvement les personnages, dans le regard bleu de Georg, dans les bibliothèques qu’il reconstruit et les horizons qu’il dessine, ce Beau matin est une méditation touchante qui sait laisser le sentiment de la vie surgir lorsqu’on s’y attend le moins.

 

 

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Un beau matin | Film | Mia Hansen-Løve | FR 2022 | 112’ | Zurich Film Festival 2022

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First published: October 26, 2022