Retour à Séoul

[…] Ce tempérament joueur est aussi celui du film, dont l’intrigue aime à souffler le chaud et le froid (quand il ne s’agit pas de renverser la table pour repartir de zéro), et dont la forme n’a de cesse de muter au fil des différentes incarnations de son héroïne.

[…] Freddie veut tout, et le film aussi. Donnant d’abord à ce long métrage une saveur piquante, cette logique maximaliste finit par en constituer la limite et ce qui l’empêche d’investir des dimensions émotionnelles et narratives plus profondes.

Freddie ne fait pas dans la dentelle. Elle serait plutôt du genre à disparaître sur un coup de tête, à « tout foutre en l’air » en se jetant dans le premier avion venu. Par peur de l’ennui ou par goût du risque, Freddie aime porter chaque situation à son point d’incandescence ou de rupture le plus grand. Son énergie est communicative, sa quête d’intensité inarrêtable. Freddie est un char d’assaut. Elle n’avance pas, elle fonce, balayant tout ce qui se dresse en travers de son chemin, faisant peu de cas des dégâts qu’elle engendre, des victimes collatérales. « Tu aurais le profil pour briller dans ce métier, parce qu’il faut savoir ne pas regarder derrière soi », lui certifie, au mitan du film, un marchand d’armes français venu faire du commerce au Pays du Matin Calme. Chiche. On la retrouvera un peu plus loin en vendeuse de missiles… Freddie est née en Corée du Sud de parents inconnus. Élevée en France dans une famille adoptive, elle revient à Séoul 25 ans plus tard, de façon fortuite, prétend-elle, parce qu’un typhon a dérouté son vol à destination de Tokyo. La voici confrontée bon gré mal gré à ses origines. La voici en recherche de ses géniteurs – davantage guidée par sa nature jusqu’au-boutiste que par une nécessité intime, croit-on. En menant l’enquête, la jeune femme parvient à retrouver la trace de son ivrogne de père, à comprendre la signification de son prénom coréen : Yeon-hee, docile et joyeuse. Étonnant, car chez Freddie, qui s’entend dire de la bouche d’une amie qu’elle est « une personne très triste », la désobéissance est élevée au rang d’art. Pas question de se laisser dicter un comportement. Freddie n’a cure des codes de conduite et des règles de bienséance qui régissent la vie sociale dans cette partie du globe. En toute circonstance – a fortiori lorsqu’elle se sent poussée dans ses retranchements – c’est elle qui doit garder la main – une main de fer. Freddie est un démiurge. Quand une situation lui échappe ou l’incommode, elle sait y introduire ce qu’il faut de chaos pour que les cartes soient rebattues et qu’elle puisse redevenir maîtresse de la partie, à l’image de cette salle de restaurant qu’elle reconfigure à la manière d’une scénographe, plaçant autour d’une même table des clients qui ne se connaissent pas, ouvrant-là des perspectives inédites, de nouvelles possibilités d’interactions. Au cours de cette même soirée, un étudiant lui demande ce qu’elle souhaite voir pendant son séjour en Corée. La réponse est sans appel : « Tout ». Ce tempérament joueur est aussi celui du film, dont l’intrigue aime à souffler le chaud et le froid (quand il ne s’agit pas de renverser la table pour repartir de zéro), et dont la forme n’a de cesse de muter au fil des différentes incarnations de son héroïne. Celle-ci met en effet un point d’honneur à changer périodiquement d’apparence, de cercle social, de style de vie, échappant ainsi à toute assignation. Découpé en quatre segments de longueur inégale (le premier faisant près d’une heure) eux-mêmes bornés par des ellipses plus ou moins importantes (on retrouve le personnage à 25, à 27, à 32 puis à 33 ans), le film est d’abord porté par ces ruptures de ton, qui doivent beaucoup à la vitalité et au magnétisme imprévisible de Park Ji-min, brillante dans le rôle de Freddie.

Pensée comme un double portrait – celui d’une backpackeuse borderline et celui du quotidien en Corée – la première partie joue à plein la carte du choc des cultures en distillant quelques moments légers, voire humoristiques – la façon dont l’amie de Freddie, qui lui sert d’interprète, s’échine à passer au tamis de la politesse les propos fleuris et parfois brutaux de la Française lorsqu’elle doit les traduire en coréen. Mais à l’intérieur de ce qui se perd ou se transforme dans le déplacement d’une langue à une autre, un espace s’ouvre, un dérèglement du sens qui permet d’entrevoir la vérité d’un personnage présenté de prime abord comme un bloc d’opacité, de paradoxes non résolus. Lorsque la sœur de son père biologique lui demande si elle est mariée, la jeune femme répond : « No, I’m alone », quand il faudrait dire correctement : « I’m single ». Resserrée autour des ambiguïtés et des blessures de Freddie (le rejet initial de la mère, qui ne donnera pas suite à sa tentative de nouer un contact), cette première moitié de Retour à Séoul pose avec justesse des enjeux prometteurs, que la suite du film ne semble pas tout à fait en mesure de tenir.

Car on l’a dit, Freddie veut tout, et le film aussi. Donnant d’abord à ce long métrage une saveur piquante, cette logique maximaliste finit par en constituer la limite et ce qui l’empêche d’investir des dimensions émotionnelles et narratives plus profondes. En se mettant au diapason d’un personnage qui se dérobe systématiquement lorsque se présente à lui un semblant de stabilité, le film opte pour la fuite, la rupture, l’omission volontaire – matérialisée par ces éclipses d’une ou plusieurs années dans la vie de l’héroïne – et dont l’effet de surprise, à force d’être réitéré, s’épuise. À ce stade, la question mérite d’être posée : un film plus intéressant encore ne se cachait-il pas entre les jointures de celui dont on parle ici ?  

Au gré de ses tentatives de réinventions formelles et scénaristiques, Retour à Séoul se met à ressembler à un film de Hang Sang-soo (des jeunes citadins qui bavardent autour d’une table en éclusant des litres de Soju), à lorgner du côté du mélodrame provincial à la Lee Chang-dong, à se métamorphoser en dérive noctambule et underground à la Hou Hsiao-Hsien période Millennium Mambo. Mais où se situe Davy Chou au milieu de ces références qui par ailleurs témoignent de son bon goût ? Depuis Diamond Island (2016), on savait le cinéaste franco-cambodgien et son directeur de la photographie Thomas Favel capables de produire des images envoûtantes, et même d’exceller dans le rendu des ambiances et des textures propres à la nuit des mégapoles asiatiques. On attendait l’opus suivant pour voir si cette virtuosité de la mise en image se doublerait d’une écriture cinématographique singulière et puissante telle qu’elle existe chez les cinéastes précédemment cités – autrement dit, d’un style, entendu à la fois comme rythme et manière absolument unique de regarder les choses. De ce point de vue, le spectateur pourrait rester sur sa faim devant Retour à Séoul, qui relève davantage du bout-à-bout de quatre films distincts que d’une totalité immersive, chacune des tentatives laissant un goût de déjà-vu, de trop peu ou d’inachevé. 

Comment ne pas regretter en effet que la scène la plus inattendue mais aussi la plus réussie du film, ce date Tinder entre Freddie et un businessman prénommé André – formidable Louis-Do de Lencquesaing, acteur français le plus sous-estimé de sa génération –, ne fasse pas l’objet d’une exploration narrative plus conséquente ? Comment ne pas déplorer le sort réservé à ce personnage comme à d’autres, sacrifiés par une dramaturgie qui applique constamment le principe de l’ardoise magique ? « Je pourrais t’effacer de ma vie d’un claquement de doigts » lance Freddie à son petit-ami venu l’accompagner pour un voyage d’affaire à Séoul, dans le troisième et plus improbable segment du film. De fait, cet effacement s’applique à la plupart des présences qui gravitent autour de l’héroïne, condamnées à n’être au mieux que des faire-valoir interchangeables – la réceptionniste qui sympathise avec Freddie au début de l’intrigue, la « petite sœur » dans le nightclub –, au pire des figurants inutiles – ce compagnon français, dont l’insignifiance est telle qu’on se demande ce qu’il vient apporter à cette histoire.

On retiendra plutôt la justesse appréciable de certaines séquences – les retrouvailles avec la mère, filmées avec rigueur et sobriété – et de belles idées à demi exploitées, par exemple ce rapport viscéral, presque animal, que Freddie entretient tout au long du métrage avec la musique. Lors d’une soirée avec ses amis, la jeune femme évoque la notion de « déchiffrage », qui en musicologie renvoie à l’action de jouer une partition une première fois sans l’avoir au préalable étudié : « C’est pas facile parce qu’il faut savoir analyser la situation en un seul coup d’œil, évaluer les dangers et paf, se jeter à l’eau ». Plus loin, dans un bar où pour tout fond sonore l’on distingue le bruit feutré des conversations, Freddie demande à André s’il entend la musique. Quelle musique ? « Celle à l’intérieur ». Davantage encore que le choral de Bach qu’elle interprète au piano dans une ultime séquence où plane l’ombre d’Andreï Tarkovski – l’air a déjà été utilisé dans Solaris – c’est peut-être précisément cette petite musique-là, ce battement intime et secret de Freddie, que l’on aurait aimé pouvoir déchiffrer, et dont ce film dépareillé nous prive, comme il reprend trop vite tout ce qu’il a bien voulu nous donner.

 

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Retour à Séoul | Film | Davy Chou | FR-DE-BE 2022 | 115’ | Zurich Film Festival 2022

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First published: January 30, 2023