Eo

[…] La façon dont le film fait le point sur l’état du monde a peut-être la simplicité d’une fable enfantine, mais les adultes ne valent pas grand-chose.

[…] Ce qui point, c’est la façon dont le film fait corps avec l’âne autour duquel s’organise toute la mise en scène.

Text: Emilien Gür

Quand on pense aux petits malins qui ont réussi à percer dans le cinéma en faisant miel de leur cynisme et de leur manque d’empathie (Ruben Östlund, Ulrich Seidl, etc.), il faut reconnaître qu’Eo est un film qui fait du bien. D’abord parce que c’est un film d’amour, réalisé par empathie pour les animaux, et que Jerzy Skolimowski est le cinéaste de l’amour par excellence, lui qui en 1970 signait l’un des plus beaux films jamais tournés sur la passion, Deep End, folle plongée dans les tourments du désir et de l’adolescence portée par des acteurs magnifiques et magnifiés (Jane Asher et John Moulder-Brown). Autant dire que Jerzy Skolimowski fait partie du cercle des poètes sensibles, du moins à certains moments de sa carrière. Et dans Eo, c’est le cas.

Le film raconte les tribulations d’un âne à travers la Pologne, d’un cirque où on le maltraite à un stade de football où on le tabasse, puis l’Italie où l’emmènent un fourgon et son conducteur grossier. Ce voyage vers le sud n’a rien d’une promesse de paysages et d’émerveillements, bien au contraire : là-bas, la bête sera conduite à l’abattoir. Triste fin donc que celle d’Eo, mais aussi et surtout triste vie, que l’âne traverse dans la solitude la plus glaçante, loin de l’amour que lui portait la jeune trapéziste aperçue en ouverture du film, le seul être à l’avoir jamais aimé et à laquelle on a tôt fait de l’arracher. D’un côté, la vilénie des humains ; de l’autre, la grâce de l’âne. La façon dont le film fait le point sur l’état du monde a peut-être la simplicité d’une fable enfantine, mais les adultes ne valent pas grand-chose.

Ce qui point, c’est la façon dont le film fait corps avec l’âne (ou plutôt les ânes, puisque le générique nous apprend qu’ils furent six à se prêter au métier d’acteur) autour duquel s’organise toute la mise en scène. L’ouverture est claire de ce point de vue-là : Eo et la trapéziste évoluent sur une scène de cirque, entre la lumière rouge des projecteurs et le noir que ménagent les ombres, scène à la sensualité détonante où les corps dialoguent avec la lumière ambiante, et voilà, comment dire, c’est beau et fort, tout simplement. On se prend presque à penser que le film entier pourrait consister en cette danse, prolongée à l’infini, mais Jerzy Skolimoskwi a tôt fait de tourner le cou à ce germe d’idée pour nous rappeler que le monde dans lequel nous vivons broie la beauté sous toutes ses formes : une fois la parade achevée, nous découvrons qu’une industrie du spectacle a été édifiée autour de ces gestes de danse, révélée dans ses aspects les plus désolants. Dans cet univers ravagé par le capitalisme avancé (dont First Cow, autre grand film animalier, montrait les prémisses), le corps de l’âne est le seul refuge auquel s’accroche la caméra du cinéaste, et il le suivra jusqu’au bout : alors qu’Eo passe le seuil de l’abattoir, le film s’achève.

Les faiblesses du film sont les moments où la croyance de Jerzy Skolimowski en Eo, dans sa capacité à porter le récit, s’affaisse. Le scénario se tache alors de maladresses d’écriture, flagrantes dans le dernier tiers où pour provoquer des rebondissements dans le parcours de l’âne, il est fait recours au meurtre (comment expliquer cette scène aussi surprenante que gratuite, où le conducteur du fourgon qui mène Eo vers l’Italie se fait trancher la gorge au volant de son véhicule, sinon comme un artifice scénaristique pour faire échapper l’animal du camion ?) ou, pire encore, à une incursion d’Isabelle Huppert dans un rôle qui condense tous les clichés dans lesquels l’actrice s’est trop souvent enfermée : une châtelaine française austère que le retour de son fils (prodigue, évidemment), lequel a pris Eo sous son aile, conduit à briser des assiettes sur le sol d’une cuisine dont les catalogues d’ameublement bon marché ne sauraient rêver. En termes d’écriture, Skolimowski a certes perdu en radicalité – du moins si l’on rapporte Eo à Deep End dont le récit était conduit par la seule loi du désir –, mais quel autre cinéaste, à part Robert Bresson, s’était engagé avec autant de ferveur et de passion pour un âne ?

 

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Eo | Film | Jerzy Skolimowski | PL-IT 2022 | 88’ | Geneva International Film Festival 2022

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First published: November 14, 2022