Explore by #Emilien Gür
Petite fille
ONLINE STREAMING (Switzerland) on Filmexplorer on Demand by cinefile.ch
On ne peut nier à Sébastien Lifshitz d’avoir un talent : celui de documenter l’intime sans jamais tomber dans les travers du voyeurisme. Autrement dit, le don principal du cinéaste est l’éthique de son regard. Fait confirmé par Petite fille. Le film suit durant près d’un an le quotidien d’une famille fédérée autour d’un combat : faire reconnaître au monde le droit de leur enfant de huit ans, Sasha, à qui l’on a assigné le sexe masculin à la naissance, d’être reconnu comme une fille.
Sébastien Lifshitz compose une chronique de cette lutte qui mêle portraits d’individus, au centre desquels Sasha et sa mère, et tableau de société, dont sont mises à plat les normes de genre et les institutions qui les soutiennent. En effet, la nécessité urgente de Sasha d’être reconnue comme fille est la cible d’une violence institutionnelle inouïe. L’établissement scolaire qu’elle fréquente – chéri, semble-t-il, par les familles bourgeoises du coin – lui refuse ce droit, considérant son identification au genre féminin comme une déviance alimentée par ses parents. De même, l’école de danse où elle prend des cours lui interdit de vêtir le costume porté par les filles qui fréquentent l’établissement. Les parents de Sasha ne parviendront à faire accepter les besoins de leur enfant qu’à l’aide du soutien apporté par une pédopsychiatre spécialisée en matière de dysphorie de genre.
Ce combat, qui met donc autant en jeu des individus que des institutions, est documenté de manière presque exclusive à partir de l’espace du foyer familial – unique lieu où Sasha peut être qui elle est, dernier rempart contre une « enfance volée », pour citer les mots de la mère. D’où la question de l’intime, et donc de l’éthique du regard. Sébastien Lifshitz, même s’il entre dans la maison de Sasha en tant qu’ami acquis à sa cause, court à chaque instant le risque de violer, en tant qu’étranger, le peu d’espace de confiance où la jeune fille peut tenter de s’épanouir. Autrement dit, le cinéaste est sans cesse menacé de se transformer en rapace avide d’images destinées à alimenter un discours sensationnaliste sur la misère des autres. Ce qui est profondément admirable, c’est qu’il ne commet jamais ce faux pas. Petite fille ne comporte pas une seule image où se lirait chez Sasha ou ses proches le malaise d’être filmé. Au contraire, le documentaire transpire une confiance parfois proprement radieuse entre le filmeur et ses sujets.
On peut reprocher à Sébastien Lifshitz certains défauts d’écriture, tels que ses maladresses de montage – voir la séquence de déplacement en train, dont chaque plan ne laisse la place à rien d’autre sinon de signifier que Sasha et sa mère voyagent de Rouen à Paris – ou ses choix musicaux peu délicats, à l’exemple du plan sur Sasha à la plage, alourdi par une musique qui cherche à conférer une dimension dramatique à un quotidien qui l’est déjà suffisamment. De même, on peut s’ennuyer de son classicisme formel, désapprouver son esthétique dont la transparence n’a d’autre but que d’alimenter une narration « efficace ». Jamais, en revanche, on ne saurait l’accuser d’ôter leur dignité à ses protagonistes. Son geste de cinéaste consiste en tout et pour tout à suivre ces derniers, les défendre, faire entendre leur voix et respecter l’intégrité de celle-ci. Ce qui, si on prend la peine d’y réfléchir, est déjà beaucoup.
Petite fille | Film | Sébastien Lifshitz | FR-DK 2020 | Zurich Film Festival 2020
En attendant le carnaval
Screenings in August 2020 at the Cinéma Bio Genève
Si le Christ s’est arrêté à Eboli, le capitalisme, en revanche, n’a jamais mis terme à sa course. Ses prières, adressées urbi et orbi, n’ont pas manqué d’atteindre la petite ville de Toritama, sise dans la région reculée du Nordeste au Brésil. Autrefois tournée vers l’élevage et l’agriculture, la bourgade s’est récemment constituée en capital du jeans, vêtement qu’elle produit par dizaine de millions chaque année. Les habitants, qui ont converti leurs anciennes granges en fabriques, travaillent presque tous à leur compte, à un rythme frénétique. C’est en ces lieux que Marcelo Gomes a choisi de fixer sa caméra, guidé par les traces de son père, que son métier de contrôleur des impôts menait jadis souvent à Toritama. Aussi le film s’inaugure-t-il par une comparaison entre passé et présent, ce que la ville était autrefois et ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Le cinéaste a tôt fait de verser dans une idéalisation facile, parce que dénuée de toute perspective critique, de la Toritama qu’il connut enfant. Les rues désertes et silencieuses de la bourgade que son père inspectait sont évoquées comme un paradis perdu au regard du bruit (des machines à coudre) et de la fureur (de vivre pour le capital) qui caractérisent actuellement la ville. L’air est déjà par trop connu : énième déclinaison d’une nostalgie si moderne pour les formes de vie prémodernes.
Là où il déçoit de par l’opposition convenue qu’il instaure entre présent et passé, le film de Marcelo Gomes emporte l’adhésion par la fine observation du paysage temporel dans lequel évoluent les habitants de Toritama. Au cours de leurs échanges avec le cinéaste, ceux-ci marquent immanquablement leur fierté pour les heures de travail démesurées qu’ils accumulent. « Nous travaillons certes plus qu’à l’usine, répètent-ils, mais nous sommes au moins maîtres de notre temps », lequel équivaut, en tout et pour tout, à de l’argent. Lorsque le cinéaste demande à une ouvrière affairée quotidiennement dans son atelier de 7h à 22h si elle considère la vie qu’elle mène comme bonne, celle-ci répond par l’affirmative, insistant sur le fait que son travail lui permet de nourrir sa famille. Deux lignes de pensées s’entrechoquent alors : d’une part, la suspension de la condamnation morale d’un tel (auto)asservissement au travail que tout spectateur du premier monde sera sans doute enclin à adopter, en ce qu’elle est la marque d’un privilège évident (de quel droit puis-je réprouver le « choix » de vie de cette ouvrière, dans la mesure où il s’agit de gagner sa croûte dans un contexte où l’éventail de possibles semble des plus restreints ?) ; d’autre part, l’effarement suscité par le constat qu’il soit nécessaire en certains lieux de sacrifier l’intégralité de son temps pour garnir son garde-manger. À Toritama, le néolibéralisme se manifeste comme un oxymore : la liberté d’entreprise cultive l’aliénation dans et par le travail, tandis que le culte de la performance se nourrit de la précarité.
Les choses, qui n’étaient déjà pas simples, s’avèrent franchement compliquées. Si l’accumulation du capital vise à permettre à tout un chacun de remplir son frigo, il faut en dernier lieu se résoudre à se débarrasser de celui-ci. À Toritama, on ne vit que pour l’argent, mais aussi que pour le carnaval (c’est précisément l’impossible union de ces deux propositions mutuellement exclusives qui fait basculer le film dans l’absurde). À l’approche des festivités, les habitants vendent tout ce qu’ils peuvent pour pouvoir passer leurs huit jours de vacances annuelles au bord de l’océan. Tout y passe, du frigidaire au téléviseur. Une fois le carnaval passé, il faudra travailler pour regagner les biens vendus, destinés à être remis en vente l’an prochain. Ainsi passent les années à Toritama, en attendant le carnaval.
En attendant le carnaval | Film | Marcelo Gomes | BRA 2019 | 85’ | Cinéma Bio Genève
Tony Driver
Voilà un film que la grâce d’une seule image parvient à sauver : celle d’un homme qui s’en va traverser la frontière du Mexique aux États-Unis. La caméra d’Ascanio Petrini l’a suivi de près durant l’entièreté du récit, et pour la première fois, elle le laisse s’éloigner. La musique s’est arrêtée ; on n’entend plus que le vent souffler ; le personnage disparaît progressivement à l’horizon. Ainsi s’achève Tony Driver.
Ce plan fait saillie, car soudain se trouve problématisé l’entremêlement entre documentaire et fiction qui nourrit le film. Ascanio Petrini nous avait jusqu’à présent raconté l’histoire rocambolesque de Pasquale Donatone — citoyen italien expulsé du territoire américain après y avoir vécu quarante ans — dans sa tentative de regagner les États-Unis pour y retrouver ex-femme et enfants. Le cinéaste avait choisi de donner à son récit les allures d’un remake comique de Paris, Texas. Le geste qui inspire ce parti pris est le suivant : s’emparer du réel et lui donner des airs de fiction. L’idée est ingénieuse, mais non pas inventive. Tony Driver ne crée rien de nouveau ; il s’agit d’un documentaire qui rejoue tout simplement des codes esthétiques et narratifs issus d’un certain cinéma de fiction.
L’image qui clôt le film vient justement infléchir cette dynamique. Elle insuffle du doute dans ce qui jusqu’alors n’avait constitué qu’en une mise en scène certes habile, mais par trop maîtrisée du réel. Une question émerge : Pasquale Donatone s’en va-t-il pour de bon ? Franchira-t-il illégalement la frontière ? Nous nous arrêtons alors de jouir d’un réel fictionnalisé pour interroger le statut de ce plan, sans savoir s’il appartient encore à la mise en scène organisée par Ascanio Petrini ou s’il s’en détache. Tandis que les codes de la fiction avaient jusqu’alors été plaqués sur l’écriture d’un documentaire, les deux pôles sont soudainement mis en tension. C’est dans cet espace que s’invente le cinéma du réel, compris non comme la simple hybridation de la fiction et de son envers, mais comme un dialogue fertile entre les deux termes, où l’un questionne sans cesse l’autre pour mieux le réinventer. Ce n’est qu’au bout d’une heure et dix minutes que nous parvenons à ce moment d’invention, dont la durée se limite à quelques secondes. Oh, cinéma du réel, pour aller jusqu’à toi, quel drôle de chemin il aura fallu prendre.
Tony Driver | Film | Ascanio Petrini | IT-MEX 2020 | Visions du Réel 2020, Grand Angle