Explore by #Emilien Gür
El gran movimiento
Screenings in June 2022 at the Cinéma Spoutnik Genève and Bildrausch Filmfest Basel 2022
Il m’arrive, parfois, de voir des films qui n’existent pas. Je les fabrique dans ma tête à partir des images qui défilent sur l’écran. Ainsi, je ne saurais véritablement vous parler d’El gran movimiento, un premier long métrage qui souffre de cette tare propre aux premières œuvres que Luc Chessel décrit si bien, souvent partagées « entre ce qu’il faut faire pour réussir un premier film, et ce qui veut vraiment s’exprimer ». Kiro Russo a voulu réussir et il y est parvenu : non content d’être sélectionné à Orizzonti à Venise en 2021, il en est ressorti couronné du Prix spécial du Jury. Ma foi, c’est très bien. Cela aurait été encore mieux s’il avait fait un autre film. Celui-ci, je l’ai réalisé moi-même, dans ma tête. À dire la vérité, il transparaît, en puissance du moins, dans El gran movimiento. Parfois, il saute même aux yeux avant de battre en retraite. Vous voyez le truc ? Insaisissable et tangible à la fois. J’aime ça. Les choses qui échappent, je veux dire. Le cinéma, de toute manière, a toujours reposé sur la tension entre le visible et ce qui s’y dérobe. Bref, je m’égare. Ce film qui aurait pu exister, donc, aurait été un essai visuel sur l’aliénation urbaine (qui, en tant que phénomène irréductible à des causes exclusivement matérielles, est un magnifique sujet de cinéma). Il serait constitué des séquences d’El gran movimiento, assez nombreuses, qui auscultent La Paz à renfort de zooms à la lenteur appuyée et donnent à penser que ça craint cette ville, que ce n’est plus tenable. Chacune de ces séquences ne rate pas son effet : on se trouve saisi par l’impression de faire face à une métropole à l’agonie, filmée juste avant son effondrement. Si Kiro Russo avait évacué de son film récit et personnages, qui réduisent l’aliénation donnée à sentir par les séquences que j’évoquais plus haut à quelque drame individuel, nous l’aurions devant nous, ce bel essai visuel, et je vous en parlerais. Certes, il n’aurait peut-être par remporté de prix à Venise. Et alors ?
El gran movimiento | Film | Kiro Russo | 2021 | 85’
Sans velours
Certains dimanches d’hiver, sous le gris immuable du ciel, un calme inquiétant règne dans les rues désertes, plombées par le silence. C’est un spectacle terrifiant, dont souffre le cœur des femmes et des hommes qui passent leur journée à scruter le monde par la fenêtre. Ils se surprennent, chose folle, à rêver du temps perdu, du passé qui ne reviendra pas, et dévident en eux-mêmes une litanie de regrets parmi lesquels il serait difficile de distinguer une pensée claire. Parfois, l’émotion les fait s’exclamer : « Oh ! » – timide cri de douleur inspiré par la sensation que les beaux jours sont passés et la conscience de leur non-retour. Le lendemain, ils se lèvent de bonne heure, trop fatigués pour comprendre ce qui les avait affolés la veille, et partent en retard travailler dans des bureaux qui étouffent leur vague à l’âme.
Le dimanche suivant, le ciel est à nouveau gris, les rues également vides et les mêmes pensées ressurgissent. À défaut de pouvoir remonter le cours du temps, quelques-uns parmi ces êtres au tempérament mélancolique se décident à faire usage des possibles offerts par la géographie. Ils retournent sur les lieux de leur enfance, là où ils ont grandi et imaginent avoir été heureux. Ils y passent des heures agréables et cruelles, prometteuses du bonheur qu’ils auraient pu connaître s’ils n’étaient jamais partis, croient-ils. Sur le chemin du retour, il arrive que certains d’entre eux se perdent et qu’on n’en entende plus jamais parler.
De ces dimanches naissent parfois aussi des films. Sans velours est un joyau de ce genre qu’IMDb ne reconnaît pas encore. Il évoque le séjour d’un homme, Edouard, accompagné de son chien, dans sa ville natale qu’un pont divise en deux univers : d’un côté, un village de pêcheurs et de l’autre, un lieu de villégiature prisé des nantis durant la belle saison. Durant l’hiver, en l’absence de touristes, les deux mondes communiquent. La fiction imaginée par Louise Dendraën, informée par une connaissance profondément intime des lieux, investit ce territoire. Le film, qui joue habilement avec la géographie de la ville, dépeint avec tendresse la solitude des décors de plaisance abandonnés à eux-mêmes – à l’image du casino désert, au faste triste, qui convoque une mélancolie parente de celle décrite par Jean-Edern Hallier dans Je rends heureux (auquel un autre cinéaste français, Antonin Peretjatko, doit par ailleurs un beau court métrage) :
On parle toujours des arrière-saisons, avec ses grands hôtels vides, aux volets clos, et ses plages désertes. […] L’avant-saison, c’est l’été pour moi tout seul. J’y suis. […] Ça a été ! L’été est la seule saison qui se conjugue au passé avec ses couleurs passées, ses parasols décolorés, sa terre battue, lasse de terre battue, et ses brises pastellisées […].
Edouard, dont les vêtements et la tenue accusent la percée dans des sphères économiques et sociales dites élevées, retrouve une amie d’autrefois. Il a monté une start up à Paris ; elle travaille dans le soin de personnes âgées à domicile. Malgré la divergence de leurs parcours, les deux êtres retrouvent leur complicité d’antan. Au fil de leurs balades dans la ville déserte, ils se mettent à flirter. Les corps se cherchent, se trouvent avant se séparer presque aussitôt.
À un moment, les deux personnages participent à une séance de karaoké dans une grande salle pratiquement vide au décorum orientaliste. Lorsque vient son tour de chanter, Edouard improvise une chorégraphie dans l’escalier en colimaçon autour duquel s’organise l’espace. Rien n’est plus poignant que le mélange de grâce et maladresse qui caractérise ses mouvements. Le plan est habité par la joie d’Edouard de vivre cet instant, traduite par le lâcher prise auquel s’autorise son corps, et la conscience de l’éphémère de ces retrouvailles, qui ne dureront que le temps d’une journée. Dans cette image se concentre une émotion brute, dont le partage donne au cinéma (et à la vie) son sens.
Sans velours | Short | Louise Dendraën | FR-BE 2021 | 26’ | Internationale Kurzfilmtage Winterthur 2021
Petite fille
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On ne peut nier à Sébastien Lifshitz d’avoir un talent : celui de documenter l’intime sans jamais tomber dans les travers du voyeurisme. Autrement dit, le don principal du cinéaste est l’éthique de son regard. Fait confirmé par Petite fille. Le film suit durant près d’un an le quotidien d’une famille fédérée autour d’un combat : faire reconnaître au monde le droit de leur enfant de huit ans, Sasha, à qui l’on a assigné le sexe masculin à la naissance, d’être reconnu comme une fille.
Sébastien Lifshitz compose une chronique de cette lutte qui mêle portraits d’individus, au centre desquels Sasha et sa mère, et tableau de société, dont sont mises à plat les normes de genre et les institutions qui les soutiennent. En effet, la nécessité urgente de Sasha d’être reconnue comme fille est la cible d’une violence institutionnelle inouïe. L’établissement scolaire qu’elle fréquente – chéri, semble-t-il, par les familles bourgeoises du coin – lui refuse ce droit, considérant son identification au genre féminin comme une déviance alimentée par ses parents. De même, l’école de danse où elle prend des cours lui interdit de vêtir le costume porté par les filles qui fréquentent l’établissement. Les parents de Sasha ne parviendront à faire accepter les besoins de leur enfant qu’à l’aide du soutien apporté par une pédopsychiatre spécialisée en matière de dysphorie de genre.
Ce combat, qui met donc autant en jeu des individus que des institutions, est documenté de manière presque exclusive à partir de l’espace du foyer familial – unique lieu où Sasha peut être qui elle est, dernier rempart contre une « enfance volée », pour citer les mots de la mère. D’où la question de l’intime, et donc de l’éthique du regard. Sébastien Lifshitz, même s’il entre dans la maison de Sasha en tant qu’ami acquis à sa cause, court à chaque instant le risque de violer, en tant qu’étranger, le peu d’espace de confiance où la jeune fille peut tenter de s’épanouir. Autrement dit, le cinéaste est sans cesse menacé de se transformer en rapace avide d’images destinées à alimenter un discours sensationnaliste sur la misère des autres. Ce qui est profondément admirable, c’est qu’il ne commet jamais ce faux pas. Petite fille ne comporte pas une seule image où se lirait chez Sasha ou ses proches le malaise d’être filmé. Au contraire, le documentaire transpire une confiance parfois proprement radieuse entre le filmeur et ses sujets.
On peut reprocher à Sébastien Lifshitz certains défauts d’écriture, tels que ses maladresses de montage – voir la séquence de déplacement en train, dont chaque plan ne laisse la place à rien d’autre sinon de signifier que Sasha et sa mère voyagent de Rouen à Paris – ou ses choix musicaux peu délicats, à l’exemple du plan sur Sasha à la plage, alourdi par une musique qui cherche à conférer une dimension dramatique à un quotidien qui l’est déjà suffisamment. De même, on peut s’ennuyer de son classicisme formel, désapprouver son esthétique dont la transparence n’a d’autre but que d’alimenter une narration « efficace ». Jamais, en revanche, on ne saurait l’accuser d’ôter leur dignité à ses protagonistes. Son geste de cinéaste consiste en tout et pour tout à suivre ces derniers, les défendre, faire entendre leur voix et respecter l’intégrité de celle-ci. Ce qui, si on prend la peine d’y réfléchir, est déjà beaucoup.
Petite fille | Film | Sébastien Lifshitz | FR-DK 2020 | Zurich Film Festival 2020
Mandibules
Screenings in Swiss cinema theatres
Sur une plage, un homme en réveille un autre pour lui confier une mission : se rendre en voiture chez un troisième homme, charger une mallette dans le coffre et rentrer. À première vue, rien qui ne semble trop compliqué. En outre, la prime est intéressante. Qui hésiterait ? Le marché a vite fait d’être conclu. Sur la route, au volant d’une automobile volée, notre homme en croise un quatrième, ami de toujours, à qui il propose de monter à bord du véhicule. Insouciants, sous le soleil radieux d’un matin d’été, ils roulent vers la valise et l’argent. Un bruit se fait soudain entendre à l’arrière de la voiture. Après concertation, ils décident d’ouvrir le coffre. À l’intérieur, une gigantesque mouche. Étonnement et silence. L’un des deux comparses fait remarquer qu’il sera difficile de faire entrer la valise dans le coffre : l’insecte occupe déjà beaucoup trop de place. Frappé par la justesse de cette considération, son compagnon acquiesce. Midi n’a pas encore sonné et la mission, à accomplir d’ici la tombée de la nuit, semble irrémédiablement compromise. À cause d’une mouche.
Les derniers films de Quentin Dupieux partent invariablement de la même prémisse. Il en va toujours d’une action simple en apparence, trop simple en vérité, dont l’exécution est dictée par un impératif. Un homme doit trouver le meilleur cri de l’histoire du cinéma pour son nouveau film ; un homme doit porter un blouson en daim ; un homme doit ranger une mallette dans le coffre d’une voiture. Ces scripts, qui semblent si faciles à suivre, sont comme minés par leur propre évidence. L’incapacité des personnages mis en scène par Quentin Dupieux à exécuter les tâches qui leur sont imparties, est porteuse d’une leçon philosophique : l’accès à l’humanité est garanti par de tels égarements. Les échecs, les manies compulsives et même la déconcertante bêtise de ces personnages, se posent en ultime refuge à l’ennui aliénant qu’entraîne l’exécution des tâches les plus simples. Rien n’est moins souhaitable que leur accomplissement, puisque la seule possibilité de joindre linéairement un point A à un point B entrouvre un abîme métaphysique que nulle âme ne saurait soutenir. Aussi, la mouche est une figure rédemptrice. En ce qu’elle empêche l’exécution d’une mission terriblement banale, son irruption monstrueuse garantit aux personnages le recouvrement de leur humanité.
Sous les abords de la fable kafkaïenne, il est tentant de déceler l’allégorie biblique. La scène inaugurale, au cours de laquelle un homme promet à un autre la richesse par l’exécution d’une tâche d’une facilité désarmante, ne rejoue-t-elle pas, à sa manière, l’épisode de la tentation du Christ ? Le décor pousse à le croire : une plage de sable fin, en lieu et place du désert évoqué dans les Évangiles. Après tout, Mandibules ne raconte rien d’autre que l’histoire d’un homme qui s’égare alors qu’il souhaite suivre une ligne droite – pêché capital selon l’eschatologie de Quentin Dupieux. L’arrivée de la mouche met non seulement un terme à la progression du mal, mais indique aussi la voie du salut. Confrontés à l’insecte, les deux comparses abandonnent rapidement leur but initial. Ils n’iront pas chercher la mallette ; mieux, ils dresseront la mouche de sorte qu’elle puisse exécuter cette tâche, parmi tant d’autres. À partir de là, les choses n’auront cesse de se compliquer – ultime garantie du bien. Mis à la rue, les deux compagnons exproprient un caravanier de son bien mobilier ; quelques heures plus tard, ils mettent le feu au camping-car. Fauchés, ils somment le campeur délogé de les conduire à son butin ; ils laissent celui-ci s’échapper avant qu’il ne leur en ait montré l’emplacement. En quête d’un nouveau domicile, ils se font prendre en stop par une nantie qui croit reconnaître en l’un d’eux un vieux copain de lycée ; ils ont à peine le temps de passer une nuit dans sa luxueuse maison de famille avant de devoir prendre la fuite. Grâce à tant d’échecs, ils réussiront.
Mandibules | Film | Quentin Dupieux | FR 2020 | 77’
Tony Driver
Screenings in Swiss cinema theatres
Voilà un film que la grâce d’une seule image parvient à sauver : celle d’un homme qui s’en va traverser la frontière du Mexique aux États-Unis. La caméra d’Ascanio Petrini l’a suivi de près durant l’entièreté du récit, et pour la première fois, elle le laisse s’éloigner. La musique s’est arrêtée ; on n’entend plus que le vent souffler ; le personnage disparaît progressivement à l’horizon. Ainsi s’achève Tony Driver.
Ce plan fait saillie, car soudain se trouve problématisé l’entremêlement entre documentaire et fiction qui nourrit le film. Ascanio Petrini nous avait jusqu’à présent raconté l’histoire rocambolesque de Pasquale Donatone — citoyen italien expulsé du territoire américain après y avoir vécu quarante ans — dans sa tentative de regagner les États-Unis pour y retrouver ex-femme et enfants. Le cinéaste avait choisi de donner à son récit les allures d’un remake comique de Paris, Texas. Le geste qui inspire ce parti pris est le suivant : s’emparer du réel et lui donner des airs de fiction. L’idée est ingénieuse, mais non pas inventive. Tony Driver ne crée rien de nouveau ; il s’agit d’un documentaire qui rejoue tout simplement des codes esthétiques et narratifs issus d’un certain cinéma de fiction.
L’image qui clôt le film vient justement infléchir cette dynamique. Elle insuffle du doute dans ce qui jusqu’alors n’avait constitué qu’en une mise en scène certes habile, mais par trop maîtrisée du réel. Une question émerge : Pasquale Donatone s’en va-t-il pour de bon ? Franchira-t-il illégalement la frontière ? Nous nous arrêtons alors de jouir d’un réel fictionnalisé pour interroger le statut de ce plan, sans savoir s’il appartient encore à la mise en scène organisée par Ascanio Petrini ou s’il s’en détache. Tandis que les codes de la fiction avaient jusqu’alors été plaqués sur l’écriture d’un documentaire, les deux pôles sont soudainement mis en tension. C’est dans cet espace que s’invente le cinéma du réel, compris non comme la simple hybridation de la fiction et de son envers, mais comme un dialogue fertile entre les deux termes, où l’un questionne sans cesse l’autre pour mieux le réinventer. Ce n’est qu’au bout d’une heure et dix minutes que nous parvenons à ce moment d’invention, dont la durée se limite à quelques secondes. Oh, cinéma du réel, pour aller jusqu’à toi, quel drôle de chemin il aura fallu prendre.
Tony Driver | Film | Ascanio Petrini | IT-MEX 2020 | 73' | Visions du Réel 2020, Grand Angle
En attendant le carnaval
Screenings in August 2020 at the Cinéma Bio Genève
Si le Christ s’est arrêté à Eboli, le capitalisme, en revanche, n’a jamais mis terme à sa course. Ses prières, adressées urbi et orbi, n’ont pas manqué d’atteindre la petite ville de Toritama, sise dans la région reculée du Nordeste au Brésil. Autrefois tournée vers l’élevage et l’agriculture, la bourgade s’est récemment constituée en capital du jeans, vêtement qu’elle produit par dizaine de millions chaque année. Les habitants, qui ont converti leurs anciennes granges en fabriques, travaillent presque tous à leur compte, à un rythme frénétique. C’est en ces lieux que Marcelo Gomes a choisi de fixer sa caméra, guidé par les traces de son père, que son métier de contrôleur des impôts menait jadis souvent à Toritama. Aussi le film s’inaugure-t-il par une comparaison entre passé et présent, ce que la ville était autrefois et ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Le cinéaste a tôt fait de verser dans une idéalisation facile, parce que dénuée de toute perspective critique, de la Toritama qu’il connut enfant. Les rues désertes et silencieuses de la bourgade que son père inspectait sont évoquées comme un paradis perdu au regard du bruit (des machines à coudre) et de la fureur (de vivre pour le capital) qui caractérisent actuellement la ville. L’air est déjà par trop connu : énième déclinaison d’une nostalgie si moderne pour les formes de vie prémodernes.
Là où il déçoit de par l’opposition convenue qu’il instaure entre présent et passé, le film de Marcelo Gomes emporte l’adhésion par la fine observation du paysage temporel dans lequel évoluent les habitants de Toritama. Au cours de leurs échanges avec le cinéaste, ceux-ci marquent immanquablement leur fierté pour les heures de travail démesurées qu’ils accumulent. « Nous travaillons certes plus qu’à l’usine, répètent-ils, mais nous sommes au moins maîtres de notre temps », lequel équivaut, en tout et pour tout, à de l’argent. Lorsque le cinéaste demande à une ouvrière affairée quotidiennement dans son atelier de 7h à 22h si elle considère la vie qu’elle mène comme bonne, celle-ci répond par l’affirmative, insistant sur le fait que son travail lui permet de nourrir sa famille. Deux lignes de pensées s’entrechoquent alors : d’une part, la suspension de la condamnation morale d’un tel (auto)asservissement au travail que tout spectateur du premier monde sera sans doute enclin à adopter, en ce qu’elle est la marque d’un privilège évident (de quel droit puis-je réprouver le « choix » de vie de cette ouvrière, dans la mesure où il s’agit de gagner sa croûte dans un contexte où l’éventail de possibles semble des plus restreints ?) ; d’autre part, l’effarement suscité par le constat qu’il soit nécessaire en certains lieux de sacrifier l’intégralité de son temps pour garnir son garde-manger. À Toritama, le néolibéralisme se manifeste comme un oxymore : la liberté d’entreprise cultive l’aliénation dans et par le travail, tandis que le culte de la performance se nourrit de la précarité.
Les choses, qui n’étaient déjà pas simples, s’avèrent franchement compliquées. Si l’accumulation du capital vise à permettre à tout un chacun de remplir son frigo, il faut en dernier lieu se résoudre à se débarrasser de celui-ci. À Toritama, on ne vit que pour l’argent, mais aussi que pour le carnaval (c’est précisément l’impossible union de ces deux propositions mutuellement exclusives qui fait basculer le film dans l’absurde). À l’approche des festivités, les habitants vendent tout ce qu’ils peuvent pour pouvoir passer leurs huit jours de vacances annuelles au bord de l’océan. Tout y passe, du frigidaire au téléviseur. Une fois le carnaval passé, il faudra travailler pour regagner les biens vendus, destinés à être remis en vente l’an prochain. Ainsi passent les années à Toritama, en attendant le carnaval.
En attendant le carnaval | Film | Marcelo Gomes | BRA 2019 | 85’ | Cinéma Bio Genève