Unrueh | Cyril Schäublin

[…] Par ce style aux ruptures habilement coupées, et qui constitue lui-même une rupture par rapport au panorama du cinéma suisse, Schäublin montre magnifiquement comment la force de rupture de l’anarchie n’est pas refusée ou évincée, mais utilisée comme moteur du système auquel l’anarchie voudrait s’opposer.

[…] «Unrueh» magnifie le cinéma comme art moderne du détour, de la décentration – non seulement narrative mais de l’image, et du temps.

Podcast

Unrueh | Cyril Schäublin

Discussion between Cyril Schäublin and Jeannette Wolf on his «Unrueh» after the premiere of the film at the Kino Rex Bern the 19th of November 2022 | In collaboration with the Kino Rex Bern 

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Le cœur moderne et troublant du temps

Au milieu du film, nous suivons Joséphine dans sa longue explication sur le fonctionnement du réglage dans la fabrication des montres mécaniques. Il s’agit d’une explication fort longue par rapport aux temps du cinéma, habituellement construits autour d’actions qui s’enchaînent pour animer le « spectateur distrait » et fuir le spectre de la « spectatrice ennuyée ». Mais ce temps mis longuement au service d’une connaissance technique, ici, ne se veut pas être une proposition anticonformiste – ou (non seulement) un exercice brechtien de non-immersion. Il est plutôt la clé de compréhension d’un récit à la fois particulier et universel, respectivement immersif et méditatif. Car il y a un enjeu historique qui concerne le Jura suisse au début du XXème siècle, la fortune suisse de l’industrie des montres, donc la construction de son identité, et en même temps l’enjeu philosophique et politique de penser l’ordre et la manipulation du temps, nécessairement habités par une agitation intérieure. Unrueh, en suisse allemand, que l’on peut traduire comme « agitation », est l’ensemble des spiraux et balanciers qui, par leur agitation incessante, permettent la scansion des secondes. La longue explication de Joséphine a alors une fonction à la fois littérale et métaphorique. Et par ce biais, elle parle également de cette manipulation du temps qui est le cinéma lui-même, dont il faudra chercher son agitation intérieure, sa ruah – pour utiliser une assonance biblique qui, en hébreux, signifie le souffle qui anime. Oui, il y a un cinéma où l’animation ne relève pas de l’action mais de l’agitation, l’agitation au cœur de la technique, de l’histoire, de la connaissance.

La technique, qui est politique, qui est historique

L’art du réglage de montres mécaniques consiste à trouver le bon point pour couper le ressort spiral posé sur le balancier pour faire en sorte qu’il puisse perpétuer son mouvement le plus régulièrement possible en réglant ainsi la marche du temps. Pour qu’il y ait de l’ordre dans le temps, il faut de l’agitation. Pour qu’il y ait de l’équilibre, il faut un déséquilibre constant. Tout dépend de la bonne coupe de l’élément agitateur, le ressort spiral.

Or, Unrueh raconte comment le mouvement anarchiste international s’infiltre parmi les ouvriers des usines à montres dans le Jura suisse, et surtout comment les patrons des usines ne combattent pas frontalement ce mouvement. En effet, ils ont compris qu’ils peuvent en tirer bénéfice en étudiant la structure de leur réseau international de communication – le plus à l’avant-garde au début du XXème siècle. Il s’agit plutôt de faire preuve de tolérance, afin de faire redoubler le pouvoir qui vient de la gestion du temps à travers le pouvoir de la coordination internationale des temps. Si la montre émancipe l’individu de la gestion locale du temps par l’église ou l’État, ceux qui permettent cette émancipation à l’échelle globale seront les maîtres absolus du temps. L’exploitation de l’internationalisme des anarchistes devient ainsi l’instrument pour le pouvoir économique afin de dépasser le pouvoir politique.

Le Swiss touch – du film, de Schäublin

Le fait technique devient alors la figure du fait politique, les deux étant ancrés dans le fait historique du Jura suisse comme laboratoire d’une transformation globale. Et Cyril Schäublin sait montrer la Swiss touch de cette globalisation du pouvoir capitaliste. Ce qui frappe dans ce récit aux enjeux d’envergure, c’est qu’il n’y a pas de conflit violent entre le policier (l’État), l’industriel (le capitalisme), Joséphine (le mouvement ouvrier), et l’agitateur Piotr Kropotkin (l’anarchisme). Tout se déroule dans une cohabitation tendue mais respectueuse, presque humaniste. L’injustice sociale trouve un arrangement poli, un peu incestueux, à la suisse. Un arrangement qui exprime cette attitude qui englobe et absorbe les troubles (autre traduction d’Unrueh) potentiels pour les canaliser au profit du système capitaliste. On comprend donc l’actualité de cette fresque historique, puisque nos sociétés démocratiques aux injustices bien ordonnées cachent de véritables conflits à basse tension.

À la première d’Unrueh à la Berlinale, les acteurs témoignaient leur surprise face à un film dont le tournage les voyait agir sans qu’ils comprennent les actions que les caméras captaient. Comme une régleuse qui coupe les ressorts spiral, Schäublin a composé les « agitations » de ses acteurs à la table de montage, qu’il a lui-même assuré. Les dialogues et la reconstruction historique sont bien le fruit de l’étude et de l’écriture, mais le film s’anime au montage par un rythme où le tableau prime sur l’action. Le réalisateur-monteur coupe souvent l’action en lui restituant le statut vivant d’accident, de déséquilibre sur le balancier de l’image et du texte.

Par ce style aux ruptures habilement coupées, et qui constitue lui-même une rupture par rapport au panorama du cinéma suisse, Schäublin montre magnifiquement comment la force de rupture de l’anarchie n’est pas refusée ou évincée, mais utilisée comme moteur du système auquel l’anarchie voudrait s’opposer. Or, sera-t-il le puissant ordonnateur suisse lui-même, ou bien sera-t-il absorbé par l’ordre du cinéma suisse, s’il y en a un, ou international ?

Le cœur moderne qui bat, qui s’agite

Plus que le montage, c’est l’usage de la caméra et du cadrage qui marque le style d’Unrueh, et du cinéma de Cyril Schäublin. « Décentration » pourrait en être le mot-clé et pour cette raison, je partirai d’un détail peut-être latéral – justement latéral – qui est un détail, encore une fois, factuel, technique, politique et historique à la fois.

C’est Christian Huygens, en 1675, qui a appliqué le ressort spiral à l’horlogerie. Et cet avancement technique a aussi été la conséquence d’une émancipation philosophique, celle qui avait permis, d’après Galilée, de marier la physique et la mathématique, non plus divisées désormais en tant que, respectivement, discipline imparfaite et parfaite. Cette révolution a fait accepter que l’imperfection de la physique se traduise en dynamisation de la perfection mathématique, en faisant ainsi évoluer l’idée classique d’harmonia mundi. Grâce à cette intuition, Kepler – lecture fondamentale d’Huygens – a pu légitimer le passage du cercle à l’ellipse, à la fois en science et en philosophie ; grâce à cette intuition, Borromini a pu légitimer le passage du cercle à la spirale, à la fois en architecture et en théologie. La dynamisation de la perfection, qui a son précédent dans l’esthétique de la torsion de Michel-Ange, n’est rien d’autre que l’idée fondatrice de la modernité. Et ce petit ressort spiral, alors, en est l’ultérieure expression, conjointement avec sa signification de canalisation de l’agitation, mise en ordre du désordre – et l’exploitation capitaliste des ruptures politiques… C’est le cœur de la modernité qui bat dans ce qu’on appelle « Unrueh ».

Piotr Kropotkine n’est pas seulement anarchiste mais également cartographe, Joséphine, régleuse de montres. Ensemble, ils résument l’espace et le temps en tant qu’ordonnés et manipulés. Ils ne constituent donc rien d’autre que la grammaire du cinéma comme image en mouvement. Et dans Unrueh, il est justement question des débuts de la photographie comme bien commercial, ce qui ne peut que nous renvoyer à l’ordre et la manipulation de l’image en mouvement par le cadrage. Nous voilà à la pratique systématique de décentration de Schäublin – allié à son caméraman et complice Silvan Hillmann –, à son recours expressif du hors cadre et du fond du cadre ou, mieux, de différents fonds du cadre, dans une profondeur de champ toujours stratifiée. Ce qui est important se passe à côté, derrière, là-bas, non pas au centre du cadre. Le centre sera un lieu de passage, une occasion, un accident. Il n’y a que les policiers qui s’occupent de libérer le champ pour un cadrage où le centre regagne son importance en expulsant tout ce qui est marginal, ou (les) marginalisé(s). Unrueh magnifie le cinéma comme art moderne du détour, de la décentration – non seulement narrative mais de l’image, et du temps (voir la réflexion sur le montage). C’est de côté, latéralement, qu’on découvre ce qui émerge comme étant important, tout en nous laissant toujours douter, de façon critique, qu’il y ait encore d’autres choses qui se passent, quelque part dans l’image et dans le temps.

Nous, les horlogers ultimes ?

Et nous, les spectateurs, où nous sommes positionnés face à cette poétique de la décentration ? Est-ce que nous sommes destinés à assumer le rôle du dernier horloger, qui recompose les pièces d’une harmonie difficile mais toujours possible ? Oui et non. Car le positionnement de la caméra nous pousse également à nous identifier aux figures de passage dans les scènes. Unrueh est habité par une foule de passants, tous spectateurs potentiels. Notre relation à eux est immersive, bien que ce soit de façon souvent non immersive que nous observons le déroulement des actions, les protagonistes, les dialogues. Nous sommes à la fois spectateur du film et spectateur dans le film. L’agitation se propage jusqu’à nos fauteuils, en nous faisant osciller entre immersion et méditation. On y pense, et on le sent : le temps marche, en bon ordre, et le temps tremble, trouble, troublant.

 

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Info

Unrueh | Film | Cyril Schäublin | CH 2022 | 95’ | Geneva International Film Festival 2022, Solothurner Filmtage 2023

Best Director Award at the Berlinale 2022, SVFJ (Swiss Association of Film Journalism) Critics' Award 2023

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First published: November 25, 2022