Une urgence ordinaire

La mise en scène de ce récit réaliste et remarquable est d’une précision tenue au scalpel, dont les médecins et personnels soignants sont les héros. Le début du film est stupéfiant, il a les atours d’une comédie noire qui s’achève au grand jour d’un drame ordinaire.

Text: Jean Perret

La détermination de Mohcine Besri à conférer au récit de Une urgence ordinaire l’ampleur d’un drame réaliste se manifeste progressivement, par mouvements tuilés les uns avec les autres. Alors qu’un homme, qui a enjambé la balustrade d’un pont surplombant une autoroute, s’apprête à sauter, le hasard veut qu’un marchand ambulant, en passant, tire grand avantage de la situation. Il prend non seulement, avec l’accord du futur suicidé, son paquet de cigarettes, mais encore sa chemise et son écharpe. Et de poursuivre son chemin alors que dans le même plan, l’homme se laisse tomber. En off, le fracas de l’impact de son corps dans le trafic des automobiles est rendu de façon effrayante.

Mais cette séquence initiale ne se veut pas si dramatique, tant elle flirte avec la comédie noire. Le suicidé est tombé sur des moutons chargés sur un camion, ils ont su amortir sa chute et c’est somme toute en bonne forme qu’il est conduit en ambulance au même hôpital qu’Ayoub, l’enfant malade, le personnage central du film. Ce dernier arrive accompagné de ses parents, issus d’un village de pêcheurs, pour se rendre à l’hôpital public de Casablanca, la grande ville qu’il découvre les yeux écarquillés.

C’est par l’enchaînement de situations élaborées hors de toute précipitation de mise en scène et de découpage, que la trame tendue d’une histoire vertigineuse est soigneusement tissée. L’arrivée dans la ville engorgée de trafic, la rencontre avec l’oncle du petit garçon sur fond d’une histoire de famille problématique, les premiers contacts avec l’univers hospitalier et les attentes humiliantes qu’il inflige, sont agrémentés d’un moment de détente : le tourbillonnant oncle est comme Ayoub un afficionado du FC Barcelone et il a réuni en l’honneur du petit garçon des patients de l’hôpital devant un poste de télévision. Le match bat bruyamment son plein, mais gare ! Ce genre de raout n’est pas autorisé. Cependant, quelque argent glissé dans la main d’un médecin-chef fera l’affaire. Ce petit geste, pour peu qu’il paraisse anodin, n’en qualifie pas moins des pratiques courantes au sein de l’institution.

C’est à cette imparable descente dans les méandres d’une culture de la corruption et de l’enrichissement sans scrupules, s’épanouissant dans une société de classes cynique, que le cinéaste marocain nous guide dans l’urgence. Car il y a urgence à sauver d’une mort certaine le petit garçon, souffrant d’un épanchement sanguin dans le cerveau. Une opération est nécessaire, qu’il est possible de pratiquer dans une clinique privée à une condition, pouvoir en assumer le coût, ce qui est impossible pour cette famille modeste. L’émergence progressive de l’évidence qu’Ayoub ne pourra pas être soigné, faute de moyens financiers, est le fruit d’un développement dramaturgique dont on saisit pas à pas les mécanismes implacables. Grâce à la fine distribution des personnages principaux et secondaires, incarnant des états psychologiques et affectifs, tout autant que moraux et sociaux, le spectateur, la spectatrice, ont accès à la complexité spectaculaire de l’univers hospitalier. Et il n’est guère difficile dès lors de saisir que ce microcosme a valeur générale, que les couloirs surpeuplés et les salles de consultations vétustes trouvent dans les chambres et les antichambres des pouvoirs étatiques leurs équivalents décalés.

Ce film témoigne simplement d’un scandale d’autant plus flagrant qu’un enfant de six ans en est la victime. Le scénario, signé du réalisateur et de Cécile Vargaftig, est pris en charge par une mise en scène qui sait se prémunir d’une approche par trop pathétique, malgré le crescendo du drame en train de s’accomplir. Les plans, par exemple, consacrés au geste désespéré de la mère, insistant auprès d’un couple en recherche d’adoption de prendre son enfant en échange des soins susceptibles de lui sauver la vie, sont remarquablement sobres. La mise en scène s’achève sur une scène intense, vue à travers une fenêtre par l’homme du suicidé raté, avec en reflet sur la vitre qui le sépare de la pièce adjacente le médecin-chef corrompu. À distance, le couple en quête d’adoption ignore la supplication de la mère, alors que le père terrassé de pleurs et de colère, est à terre. Assuré par Naïma Bachiri, le montage du film, partant de ce momentum exceptionnel, aménage des temps précieux d’émotion autant que de réflexion à dimension sans nul doute politique.

Le récit s’achève sur le pont qui enjambe l’autoroute. L’homme du début est rejoint lentement dans une image de plus en plus large par des dizaines, des centaines de personnes. Point de banderoles ni de slogans ne s’imposent à ce grand mouvement collectif dont la valeur citoyenne est manifeste. Enfin, au rythme d’une chanson rappée, l’homme échevelé et réconcilié avec la vie danse sur le toit de l’hôpital, qui prend alors les dimensions du toit du monde.

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Une urgence ordinaire | Film | Mohcine Besri | CH-MAR 2018 | 85’ | Solothurner Filmtage 2019

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First published: January 31, 2022