Menus plaisirs

[…] C’est là l’art de la construction d’une architecture qui est en mesure d’aménager des scènes et des séquences propres à raconter une grande histoire faite de mille petites histoires.

Text: Jean Perret

« Habiller l’assiette »

Voilà un film qui explore les subtiles intensités des saveurs gastronomiques dont on sait qu’elles sont invisibles. Pour avoir été invité à la table d’un des restaurants les plus célèbres de France et de Navarre, Frederick Wiseman, impressionné par l’ampleur des savoir-faire engagés, décide de consacrer son 45e film d’une œuvre commencée en 1967, à la Maison Troisgros. Michel, l’homme de la troisième génération d’un restaurant fondé en 1930 à Roanne, en est le Chef incontesté aux côtés de ses fils, César et Léo.

Filmer les conditions d’émergence de l’excellence fut la tâche caméra à l’épaule et parfois sur un tripode de James Bishop, qui « a fait du très bon travail » assure le cinéaste, en l’absence de John Davey, l’homme à la caméra de tous les films du cinéaste depuis 1979. Quant au son, il est exceptionnellement enregistré par Jean-Paul Mugel, Frederick Wiseman ne pouvant exceptionnellement pas assumer ce tournage de sept semaines. Mais c’est bien lui qui à son habitude en signe le montage. Ce temps en l’occurrence de huit mois, essentiel au processus de création, construit ce récit de quatre heures aux mille saveurs.

Les films de Frederick Wiseman prennent racine dans des territoires délimités, des institutions, des structures, dans lesquels ils tracent leur propre périmètre d’intervention. Pour ces Menus plaisirs – Les Troisgros, le cinéaste témoigne à nouveau de son ambition d’observer par le menu les gestes et les paroles quotidiennes et spectaculaires, qui façonnent un monument de la gastronomie.

Le récit est mis en musique en un long crescendo, à partir de temps longs de préparatifs à l’acmé de la mise en assiette des nourritures de l’éphémère. Le cinéaste s’intéresse précisément aux heures consacrées à l’acquisition des produits au marché, dans les potagers, en pleine nature, aux conversations au cours desquelles les plats et les menus sont envisagés, élaborés, mis en question, rêvés, aux semaines d’essai conduisant à de nouvelles recettes, telle celle devenue mythique du saumon à l’oseille, datant de 1962.

Le film intègre dans son parcours des rencontres avec les paysans, éleveurs, viticulteurs, apiculteurs, fromagers et affineurs. Le père Troisgros et ses fils échangent, mettent en lumière techniques et éthiques de production, il en va de leçons de choses ancrées dans des réflexions, des expériences et à terme des exigences dont on découvre la complexité. Aucun commentaire comme il se doit chez Frederick Wiseman, ni questions ni entretiens, ne viennent servir de béquilles à la narration ; c’est dans la dynamique interne de chacun des moments que le spectateur est invité à prendre le temps de regarder, réfléchir, méditer…

C’est là l’art de la construction d’une architecture qui est en mesure d’aménager des scènes et des séquences propres à raconter une grande histoire faite de mille petites histoires. La cuisson de la cervelle fait partie de ces micro-récits qui sont savoureux, les quelques mots d’humeur autoritaire, des bribes de conversation de table, des paysages bucoliques au cœur d’une nature paradisiaque... Il est vrai que c’est sur le Domaine des Ouches, Département de la Loire, région Auvergne-Rhône-Alpes, que le Restaurant Troisgros nommé Bois sans feuilles et son hôtel attenant sont installés depuis 2017. On retient aussi la scène au cours de laquelle le Chef déguste un plat seul à une table. Ses proches collaborateurs sont aux aguets. La recette, qui lui procure quelque plaisir, mérite néanmoins quelques améliorations et une meilleure mise en valeur sur l’assiette. Ne s’agit-il pas de toujours bien habiller l’assiette ?

La démarche du film est faite de curiosité, de gourmandise, des digressions sont bienvenues, élargissent la vision. Frederick Wiseman porte attention au personnel de salle stylé à souhait, les observe lors d’une réunion mettant au point le service à venir et rappelant la haute moralité qui doit inspirer la collaboration de chacune et chacun au sein de l’entreprise. Une courte visite dans le voisinage est faite au restaurant La Colline du Colombier ouvert par Léo. La famille essaime, jusqu’au marché de Roanne, où Léo prend plaisir d’installer un food truck. On y fait la queue pour des hamburger de luxe abordable ! Une brève incursion également est agencée dans l’hôtel et ses chambres de charme dont la décoration, comme celle de l’ensemble des lieux, revêt une haute importance au regard de Marie-Pierre Troisgros. Un goût exquis doit être instillé dans toutes les dimensions de cet univers privilégié.

Le point récurrent où se cristallisent toute la dramaturgie des lieux et de toutes les tensions du film est la vaste cuisine aux grandes fenêtres rendues sur la campagne et ses arbres. L’accélération des activités en cuisine est un spectacle total dont on ne se lasse pas tout en ne parvenant pas réellement à saisir la logique de la répartition des tâches ni la hiérarchie des responsabilités. Aucune précipitation, ou à peine, le ballet des cuisinières (peu nombreuses) et des cuisiniers relève d’une chorégraphie qui exclut tout heurt entre les personnages. On ne se bouscule jamais, on ondoie, glisse, circule au comble d’une admirable concentration. La cuisine est cette immense scène de création dans laquelle sont marquetées encore et toujours les trois étoiles, symbole distinctif de l’excellence de la gastronomie Troisgros.

Frederick Wiseman sait regarder et dévoiler sans jamais imposer une vision univoque, un quelconque jugement de valeur. Et de suggérer par des notes que l’on dirait de bas de page combien cet univers relève d’un certain luxe… quand une bouteille de vin est réservée pour un client au prix de 10'000 €. Est-ce alors lui peut-être qui arrive en hélicoptère au Domaine ? En deux images brèves, la présence tonitruante de ce gros volatile griffe la quiétude des lieux rendus finalement aux formes extérieures d’un luxe décoiffant.

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Menus plaisirs | Film | Frederick Wiseman | FR-USA 2023 | 240’ | CH-Distribution: Xenix Filmdistribution

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First published: March 02, 2024