Essential Truths of the Lake

[…] Ainsi, le geste essentiel du cinéaste est de calmer le jeu ! De s’opposer implicitement aux flux incessants d’événements qui font le lit du commerce médiatique.

[…] La vie du film et la vie telle qu’elle est réellement vécue par les gens, se répondent, dialoguent, font ménage commun. C’est la pratique de Lav Diaz que de développer sa geste cinématographique entre sa tribu de fidèles collaboratrices et collaborateurs et les gens où les films sont enracinés.

Text: Jean Perret

Un polar métaphysique

Faut-il encore dire que les films de Lav Diaz organisent à un haut niveau de maîtrise narrative l’intrication remarquable du politique et du filmique ? L’assassinat par les milices encouragées par le président Rodrigo Duterte (2016-2022) de milliers de soi-disant narco-trafiquants, les répressions politiques au cours des décennies liées à la dictature du président Ferdinand Marcos (1965-1986), les inégalités sociales, la pauvreté, la toute-puissance de l’église catholique et ses stratégies de soumission aux systèmes de valeurs établies, la violence d’un patriarcat assuré de son hégémonie, la répression de minorités LGBT, autant que les catastrophes environnementales, concernant tant la faune que la flore, sont le profond terreau de l’esthétique du cinéaste philippin. Il est impressionnant de voir comment le récit esquisse l’état de complexité d’une communauté humaine en activité.

Pour y distinguer des lumières susceptibles de cerner quelques possibles essential truths (vérités essentielles), Lav Diaz met en scène Esmeralda, une jeune femme charismatique dont la fragilité est à la mesure des désirs qu’elle peut éveiller. Elle participait en toute sa personne dénudée à des performances dansées dans un club dont on visite les décombres. Elle incarnait avec sensualité un aigle mythique, posait pour un peintre et sculpteur qui la violentait, fréquentait des cercles LGBT. Or, Esmeralda a disparu, assassinée sans doute, il y a 15 ans. Quand Papauran, un lieutenant de police, décide de relancer l’enquête, il s’engage dans un pacte avec sa supérieure hiérarchique, celui-ci affirme en ouverture du film combien il conçoit sa mission de la police nationale comme un service au peuple de son pays, et non à celui de toute la pyramide des pouvoirs avec à son sommet le président ! L’impunité est la règle, qu’il s’agit de mettre à mal.

Qu’en est-il de la mort d’Esmeralda, de sa disparition sans traces, de ce fantôme qui hante le récit ? Seules des images d’un film réalisé par le passé par Jane, amie et cinéaste féministe, que l’on voit tourner – le film dans le film – lui confèrent une présence palpable. On y découvre entre autres une émouvante conversation entre les deux femmes au cours de laquelle Esmeralda, d’une troublante lucidité, dit préférer mourir plutôt que de subir encore des humiliations. L’enquête semble d’emblée vouée à l’échec, son cadavre ne fut jamais trouvé. Assassinat, suicide au sein d’une société hostile à l’envol de l’aigle ?

Lav Diaz est connu, admiré, craint encore, pour des films partant de plans souvent fixes et à distance de longue durée, mettent à l’épreuve de manière roborative les habitudes du public. Cependant, dire que les scènes, le séquences sont longues, trop longues, ne fait pas sens. Quelle serait la mesure avec laquelle on déciderait d’une durée dont la temporalité serait juste, comment fixer la norme d’un temps légitime et nécessaire à un plan, à un film, afin qu’ils accomplissent leur cycle ? Dans tous ses films, la matière est complexe, les entrelacs des strates temporelles sont enfouis dans les méandres des événements retenus par des souvenirs effilochés et des fragments de mémoire dispersés. Ces parcours narratifs appellent une disponibilité inscrite dans un certain et consistant laps de temps ; ici ce film dure 215 minutes (ailleurs, il peut en aller de plus de 9 heures…). Ainsi, le geste essentiel du cinéaste est de calmer le jeu ! De s’opposer implicitement aux flux incessants d’événements qui font le lit du commerce médiatique. Il fait valoir l’urgence d’un rythme narratif qui fait échec à la précipitation généralisée des rhétoriques audiovisuelles – et de nombre de films de circulation courante.

Les déambulations de l’enquêteur, déjà rencontré dans le film précédent, When the Waves Are Gone (2022, 187’) conduisent de la ville à la campagne. Plutôt que tirer un fil linéaire, il est question de mouvements à caractère erratique. Papauran perd pied dans la pratique professionnelle de son métier pour au contraire prendre pied en solitaire dans la nature battue par les intempéries. Chance terrible pour Lav Diaz, pendant le tournage du film, le Taal Volcano, lié au Lac Taal, est en éruption. Il décide de se rendre dans cette région avec son équipe et d’intégrer dans le récit ce paysage dévasté et recouvert d’épaisses cendres. Le projet dramaturgique intègre ainsi cet événement, qui rend l’enquête du lieutenant de police encore plus énigmatique. Le personnage évolue au contact de paysans et de villageois abandonnés à leur sort, il marche sur la terre de la dévastation, de la pauvreté, dont la valeur métaphorique est spectaculaire – l’éruption volcanique recouvre d’une couche supplémentaire l’épaisseur du réel. L’homme de l’ordre est littéralement enlisé dans la recherche de vérités à l’évidence inexpugnables et commence à faire corps et âme avec les gens du vrai pays, celui qu’il disait vouloir servir au début du film.

Différents personnages prennent place dans le développement du récit. Rencontres faites de quelques mots et de gestes de méfiance, de fraternité. Parmi eux, un homme creuse la terre à la recherche absurde et émouvante de sa femme et de ses enfants ensevelis. À vrai dire, Lav Diaz avait observé cet homme en train de creuser un canal au bord d’un village. Il lui propose de jouer dans le film, ce qu’il accepte après quelques hésitations. Faire du cinéma pour un pauvre de la campagne ! Sa prestation lui vaut une rétribution relativement importante, qui va lui permettre de monter un petit commerce de poisson… son bonheur. La vie du film et la vie telle qu’elle est réellement vécue par les gens, se répondent, dialoguent, font ménage commun. C’est la pratique de Lav Diaz que de développer sa geste cinématographique entre sa tribu de fidèles collaboratrices et collaborateurs et les gens où les films sont enracinés. Il en va ici encore d’une entente ambitieuse et fraternelle pour un travail conçu dans le cadre d’une économie philippine exemplaire de modestie. Le budget du film est de 80'000 euros cash, toutes et tous rétribués, les non professionnels compris.

Le dernier plan, en écho à celui de 62e minutes, prend le temps de montrer Papauran en pleurs agenouillé devant une vielle femme devant sa maison de planches et de tôles. Ils se prennent dans les bras l’un de l’autre. Impuissance de l’homme de l’ordre citoyen, deuil de la femme dont le fil a été tué. À cette distance, dans ce temps de recueillement, l’émotion est à son comble et le récit s’achève en drame universel.

 

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Screenings in December 2023 at Stadtkino Basel

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Essential Truths of the Lake | Film | Lav Diaz | PHP 2023, Lav Diaz | 215’ | Locarno Film Festival 2023
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First published: August 18, 2023