Fadma

[…] Il s’agit ainsi de nommer cet immobilisme patriarcal, ces valeurs sexistes, ces inégalités qui font le lit de valeurs sclérosées au sein d’une société frappée d’immobilisme.

[…] L’exceptionnelle réussite de ce film tient en ce qu’il donne accès sans intrusion à cet univers en voie de décalcification dans la forte tradition du cinéma direct.

Text: Jean Perret

C’est l’histoire vraie d’une femme revenue dans son village du Haut Atlas pour y provoquer un désordre considérable. Elle a quitté Marrakech où elle vit, qui est à 100 kilomètres, pour passer ses vacances dans cette montagne isolée. Elle est accompagnée de son mari, qui aussitôt arrivé incarne à l’image de ses deux frères, un atavisme sidérant. Il ne peut être question que les hommes prennent part de façon égale avec les femmes aux travaux de la vie quotidienne. Impressionnante séquence en préambule dédiée aux confrontations dont le film fait son objet avec grande attention : des femmes portent de l’eau de la source au village. Filmées de dos, deux plans donnent l’ampleur de la tâche, tant les jerricanes et les seaux d’eau sont pesants le long des sentiers sans fin. L’espace sonore est empli par les respirations de ces épouses, l’effort est épuisant, alors que par un effet dialectique du montage, on assiste à la rencontre des maris occupés à boire du café, à fumer et à jouer aux cartes.

Cela ne peut durer, affirme Fadma. Elle est donc en vacances dans son village d’origine et refuse de prêter main forte à ces femmes. Qui plus est, elle leur explique, leur répète avec une patience jamais prise en défaut, combien il est temps pour elles de s’émanciper de ces us et coutumes obsolètes. Il s’agit ainsi de nommer cet immobilisme patriarcal, ces valeurs sexistes, ces inégalités qui font le lit de valeurs sclérosées au sein d’une société frappée d’immobilisme. Et il faut entendre combien les hommes ne sont d’aucune manière disposés à transformer leur vision du monde, il convient d’écouter dans le détail de leurs intonations leurs voix et celles de leurs femmes (importance de la prise de son assurée par Soufiane Harki). Les échanges verbaux sont musclés, les rencontres – hommes d’un côté, femmes de l’autre – font état de heurts violents et d’affirmations inconciliables. Et face à ces hommes arc-boutés dans leurs certitudes, la voix de Fadma et celles des femmes qui progressivement font acte de solidarité avec elle, sont sereines. Point besoin de hausser le ton, tant l’évidence de leurs revendications est non négociable. Une grève est même annoncée et mise en œuvre, les épouses ne préparent plus de repas ; et les trois frères de manger une omelette au café. Elles ont osé, ils sont dépités. L’entier des dialogues de Fadma est proprement passionnant, d’une évidente valeur anthropologique, permettant d’approfondir et de nuancer la compréhension d’un état de culture pour le moins complexe.

L’exceptionnelle réussite de ce film tient en ce qu’il donne accès sans intrusion à cet univers en voie de décalcification dans la forte tradition du cinéma direct. 30 jours pour la prise de contact sans caméra, puis le tournage, ont permis à l’équipe de trois personnes de prendre pied dans le village, d’y être acceptée. La tenue rigoureuse de plans du point de vue des cadres et de leurs durées (Ali Benjelloun signe l’image) permet de donner la mesure des tensions qui parcourent la communauté. Par ailleurs, le montage assuré en 14 semaines par le réalisateur, établit des espaces et des temporalités qui architecturent une dramaturgie du réel passionnante. Ordre pesant des structures propre à une culture machiste et désordre roboratif des idées portées par des femmes en voie d’émancipation radicale… les deux états de conscience sont intriqués et l’on assiste à ce lent basculement qui engage un ordre nouveau que le film s’ingénie de décrire avec subtilité, à l’abri d’une lecture schématique des événements.

Jawad Rhalib : « Les personnages parlent de leur vécu, il n’y a pas de dialogues écrits à l’avance, il s’agit de leur vie. Il faut juste les laisser vivre, prendre du temps parce qu’ils sont réels et qu’ils n’ont pas l’habitude de la caméra. Et il faut se laisser oublier, ce qui vient justement avec le temps. Et puis, il s’agit de mettre en place le mouvement, la présence de la caméra, pour pouvoir traduire le sentient des personnages. » Fadma fait remarquablement son lit de la rencontre fertile, tendue et forcément politique, entre la communauté du village et le trio de réalisation. Et ne rater sous aucun prétexte la chute de Fadma, son dernier plan d’un humour de haute tenue féministe à nul autre pareil.

 

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Fadma | Film | Jawad Rhalib | MAR-BE 2020 | 80’ | International Arab Film Festival Zurich 2022

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First published: December 19, 2022