Notturno

[…] C’est à partir de scènes de la vie quotidienne, qu’il sait avec grand tact rendre à leur dignité, à leur beauté, que Gianfranco Rosi noue les fils de ce récit complexe, qu’aucun jugement idéologique ni politique ne réduit à une doxa.

[…] Gianfranco Rosi part seul sur le terrain, sa méthode d’immersion dans les territoires appelle sa solitude : c’est lui qui fait l’image et le son, pour confier ensuite sa collecte à Jacopo Quadri, le monteur de ses films, qui avec lui déploie la respiration profonde du film.

Text: Jean Perret

Aux abords des frontières – La veille des catastrophes

C’est en filmant de nuit des soldats au pas de course que Gianfranco Rosi installe l’évidence du recours au plan fixe, à la lumière blafarde et à la répétition cyclique des malheurs du monde. L’évidence d’un regard, qui, au cours de voyages de trois années aux frontières de l’Iraq, de la Syrie, du Kurdistan et du Liban, porte toute son attention à un temps d’après la guerre, d’après les exactions, les destructions. Temps qui est aussi le temps de la poursuite de l’exercice de la violence sur des modes plus lancinants. Ces soldats qui imposent le martèlement de leurs pas, le réalisateur italien s’ingénie à en suggérer le mouvement perpétuel dans lequel est engagé tout corps armé. Suit alors le temps d’une prison circulaire désaffectée, dans laquelle des mères déambulent à la recherche des fantômes de leurs maris, de leurs fils torturés et exécutés. Deux photographies d’un homme mort au visage tuméfié ne laissent aucun doute quant aux violences commises dans ce théâtre panoptique de l’inhumanité.

C’est à partir de scènes de la vie quotidienne, qu’il sait avec grand tact rendre à leur dignité, à leur beauté, que Gianfranco Rosi noue les fils de ce récit complexe, qu’aucun jugement idéologique ni politique ne réduit à une doxa. La séquence du couple assis sur un toit dominant la ville (dont le nom n’est pas donné) est touchante, et évoque la beauté du ciel au jour déclinant et le bienfait de la pluie à venir. Mais le cinéaste comprend cette harmonie dans l’épaisseur de la réalité : au loin, c’est une succession de coups de feu qui piquète l’espace sonore. La douceur des échanges du couple est doublée par la lointaine rumeur d’affrontements. Gianfranco Rosi part seul sur le terrain, sa méthode d’immersion dans les territoires appelle sa solitude : c’est lui qui fait l’image et le son, pour confier ensuite sa collecte à Jacopo Quadri, le monteur de ses films, qui avec lui déploie la respiration profonde du film. Sa maîtrise de la durée des plans est exemplaire ; ils sont à double détente, articulant un premier sens, une situation compréhensible au premier abord, à une profondeur du réel dont il s’agit de dégager la teneur. Face caméra, deux chevaux sellés attendent que deux jeunes les montent,  pour traverser dans leur l’insouciance galopante la nuit, la ville. Mais il y a les camions chargés de soldats qui dans leur dos traversent également la nuit. L’amusement adolescent se double du jeu à la vie à la mort des adultes en armes – dans le même laps de temps, dans le même cadre. Notturno dit cela, qu’il n’y a pas moyen de faire l’impasse sur la densité, la profondeur de cette étrange coalescence de réalités entrechoquées. 

Le cinéaste a grande confiance en son spectateur, à qui il revient de prendre la mesure de l’impressionnante construction du récit. Des thèmes récurrents en sont les éléments constitutifs :  la traversée périlleuse des fleuves dont les ponts ont été détruits, la chasse aux oiseaux comme moyen de survie alimentaire et économique, la présence des soldats en patrouille et des soldates kurdes en faction (on pense à celles qu’avait rencontrées Stéphane Breton dans Filles du feu, 2017) ; ces personnes, des silhouettes souvent, sont toutes employées à repérer au loin de possibles menaces. Leur tâche, outre d’inspecter en armes des bâtiments en ruine et manifestement abandonnées, est de faire de la veille une stratégie pour se prémunir de nouveaux affrontements, qui au loin paraissent connaître des répliques. Quelques gros plans de visages sont autant de présences d’une humanité stigmatisée par la guerre et les exactions de l’État islamique. Le jeune homme guide les chasseurs, il paraît être l’homme de la maison parmi de petits enfants en l’absence de la figure du père. Le plan de toute cette famille qui va se coucher sur des tapis, couvertures déployées avec grâce par la mère, celle qui au matin les avait pliées et rangées dans un coin de la pièce, en impose quant à ce temps qui scelle la vie d’une famille.

Il y a des plans qui n’en finissent pas !  La séquence des prisonniers tout de rouge vêtus est passionnante : ils débouchent d’une petite porte et inondent la cour d’une prison, puis ils défilent en une très longue file indienne pour être ensuite enfermés corps à corps dans une cellule confinée. Pas un mot, jamais de commentaire chez Gianfranco Rosi, et le montage de ces trois plans donne la mesure d’une situation catastrophique. Le cinéaste compose ainsi en récits fragmentaires l’histoire considérable de ces guerres qui défigurent les pays de l’Ouest de la Méditerranée. Parmi eux, trois points d’ancrage lestent tout particulièrement le récit. Celui des enfants qui avec leurs dessins de couleurs, le rouge du sang, le noir de Daech, racontent à leur maîtresse les violences dont ils ont été témoins et martyrs. La mise en scène est parfaite, plans rapprochés et d’ensemble pour être à la fois dans la vérité des traumatismes et la dignité des enfants. Il convient de montrer, de dire, d’écouter et de garder distance, dans le respect des personnes filmées et des spectateurs.

Autre moment marquant, lorsqu’une jeune femme appelle en cachette sa mère pour la supplier d’envoyer 500 dollars, même 400, à son gardien qui la tient en otage dans un des derniers fiefs de l’État islamique. Il en va de sa vie, de sa mort, sa voix est inoubliable. Et encore, cette pièce de théâtre qu’un médecin d’un hôpital psychiatrique prépare avec six patients, auxquels il fait apprendre des textes qui dénoncent autant les violences passées que celles du présent. Ils ont fonction de chœur antique, sa voix est d’une lucidité politique et humaine désespérée, que des extraits d’archives de l’histoire coloniale projetés sur scène contextualisent avec une rare intelligence.

Le travail opiniâtre de Gianfranco Rosi plonge Notturno dans des teintes crépusculaires, les ciels lourds de leurs gris pluvieux oppressent le territoire de ce monde qu’illuminent au loin – images cauchemardesques – les rougeurs et de déflagrations de violences toujours en cours d’accomplissement. Les visages du pêcheur, de la femme et des hommes, les acteurs de fortune du théâtre, puis celui du jeune homme dans l’attente au petit matin d’un emploi, sont muets et étrangement ils hurlent au cœur d’un monde épuisé. Et Gianfranco Rosi rend avec une émouvante sensibilité esthétique, narrative et par là forcément politique, les sourds battements de leur respiration inquiète.

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Notturno | Film | Gianfranco Rosi | IT-FR-DE 2020 | 100’ | FIFDH 2021

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First published: March 18, 2021