Nuit obscure | Sylvain George

Lors de la première mondiale de la deuxième partie de la trilogie «Nuit obscure» («Au revoir ici, n'importe où»), Filmexplorer a pu rencontrer Sylvain George à Locarno pour discuter avec lui du processus de production et de l’esthétique de son œuvre.

En collaboration avec la revue du FIPRESCI, Jean Perret signe un texte sur la deuxième partie de «Nuit obscure» («Au revoir ici, n’importe où»).

Text: Jean Perret | Audio/Video: Jeannette Wolf

Podcast

Nuit obscure | Sylvain George

Interview avec Sylvain George sur le deuxième volet de son «Nuit obscure» («Au revoir ici, n'importe où») lors de sa première au Locarno Film Festival 2023 | réalisée par Jean Perret | montée par Jeannette Wolf

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Les fantômes vivants de la nuit – une histoire aux portes de l’Europe

Melilla, enclave espagnole sur la côte du Maroc, lieux d’accès à la mer pour des milliers de migrants.

C’est l’histoire faite de mille histoires d’escalades et de chutes, d’espérance et de désespérance, d’obstination et d’épuisements. C’est toute une humanité de jeunes hommes, enfants d’à peine 14 ans et d’adolescents de moins se 20 ans, qui occupent un territoire concentrationnaire ouvert sur la mer. Dès les premières images contrastées en noir et blanc de la nuit pénétrée à la seule lueur de candélabres de l’éclairage public et de projecteurs de la surveillance policée, le décor n’est plus un décor, mais un élément constitutif de la dramaturgie de Nuit obscure – Au revoir ici, n’importe où.

Ce film de 183 minutes fut la seule proposition documentaire parmi les 17 œuvres de la Compétition internationale ; il fut honoré d’une mention spéciale, la seule remise par le Jury international du Festival de Locarno. La première partie de cette trilogie, Nuit obscure, feuillets sauvages – Les brûlants, les obstinés (2022, 265’), avait été présentée l’année dernière hors compétition, ce qui fut vivement regretté, tant le geste cinématographique engagé par Sylvain George participe de la création contemporaine par-delà les genres académiquement installés (fiction/documentaire/expérimental/essai). Le troisième volet est annoncé, nettement plus court, pour les mois à venir. Il convient de préciser que les deux premiers volets pour l’instant se laissent voir indépendamment l’un de l’autre.

Murailles de fortifications au bas desquelles de puissantes vagues se fracassent et meurent en des écumes blanchies comme neige, hautes grilles de délimitation de la zone du port et de celles de la ville, barbelés réhaussant les clôtures ajoutées au quadrillage urbain, pentes aux roches aiguisées et empaquetées de grillages, sont la scène du spectacle jamais achevé de ces jeunes qui n’ont de cesse d’en déjouer les stratégies répressives et les logiques dissuasives.

Nous sommes dans l’enclave espagnole de Melilla, terre d’origine du Général Franco et base de la Légion étrangère. Cette ville enkystée sur la côte du Maroc est un port de première importance pour le commerce entre l’Afrique et l’Europe, que des milliers de migrants venus de l’Afrique sub-saharienne et du Nord rejoignent, afin d’embarquer clandestinement sur un bateau en partance pour l’Espagne, cachés dans des camions de poids lourds, des containers. Il s’agit pour eux de passer de l’autre côté, de brûler la mer, selon l’expression en usage parmi les migrants.

Leur aventure est partagée par Sylvain George à sa mesure, qui pendant plus de trois années et à intervalles réguliers a filmé ces jeunes gens. Seul, petite caméra en main, équipé d’un seul micro, Sylvain George a marché, escaladé, a monté et descendu les obstacles, a attendu, parmi eux, avec eux. En mouvement, en équilibre et déséquilibre dans ce territoire dont il découvre les marges, les interstices, les trouées à travers des fils de fers hérissés de lames acérées, il raconte en une structure dramaturgique dégagée de tout effet dramatique combien les corps, les visages et la ville de pierre et de fer s’affrontent douloureusement. Les blessures incrustent leurs marques dans la peau, les arrestations, les coups participent des expériences quotidiennes, des récits traumatiques circulent, celui de ce jeune dont la tête fut arrachée par un bateau des garde-côtes.

Le montage du film qui procède en une rythmique de plans montés courts, souvent dans l’axe, est remarquable. Cette pratique ne précipite pas les gestes ni les actions, elle en densifie le déroulement, les récurrences. La fragmentation du temps crée une temporalité filmique qui dégage cette œuvre de tout naturalisme. Ce travail intègre des ralentis, des images gelées, des images tirant vers l’abstraction - la mer et ses eaux calmes, tumultueuses, trompeuses. Obscure night - Goodbye here, anywhere élargit ainsi son propos à un impressionnant réalisme aux dimensions poétiques et politiques riches de significations métaphoriques. Dans un texte paru chez FILMEXPLORER, j’avais rendu compte de la première partie de ce triptyque et fait référence à de grands monteurs de cinéma, Artavazd Péléchian et Alexandre Dovjenko (dont Sylvain George parle avec admiration) d’un côté, Alan Berliner et Jonas Mekas de l’autre. Par exemple. À suivre !

La respiration dramaturgique de Nuit obscure est scandée par des fondus au noir de l’image et par l’évanouissement du son. La répétition de cette ponctuation est au cœur du moteur narratif du film. Mais plutôt que de signifier la même chose, la répétition a ici la vertu par effets de diffraction d’approfondir la connaissance de ce récit sans fin et d’en prendre la considérable mesure. On entend alors, en spectateur sollicité au meilleur de son attention, un silence dans la profondeur duquel les hurlements, les cris, les rires aussi des migrants stigmatisent les consciences abruties des politiques migratoires au seuil de l’Europe.

Et la volonté sait parfois faire fi de tous les dangers quand Amine dévisage l’Arc de Triomphe à Paris, le dévisage tout comme nous, les yeux dans les yeux.

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Texte paru pour la revue du FIPRESCI, que Filmexplorer remercie pour la collaboration.

Info

Nuit obscure – Au revoir ici, n’importe où | Film | Sylvain George | FR-CH 2023 | 183’ | Locarno Film Festival 2023

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First published: August 23, 2023