Explore by #Sabrina Schwob
Les heures heureuses
Dans L'histoire de la folie à l'âge classique (1961), Michel Foucault considère que la place accordée à la folie au sein d'une société et la manière de la prendre en charge sont révélatrices du fonctionnement de la société elle-même. Avec son documentaire Les Heures heureuses, Martine Deyres propose une appréhension similaire de la folie, en focalisant son regard sur l'asile de St-Alban en Lozère.
Afin de comprendre la singularité de ce lieu, dans lequel les patients sont perçus comme des semblables plutôt que comme des marginaux — le rapport est alors symétrique avec les soignants —, la réalisatrice retrace son histoire par un assemblage de photographies et de films en super 8, essentiellement réalisés par le Docteur Tosquelles, communiste espagnol condamné à mort par le régime franquiste, arrivé à St-Alban en 1940 en tant que médecin du centre. Ce refus d'un rapport hiérarchique entre les patients et les soignants apparaît dans l'œuvre sous plusieurs modalités. Les images en noir et blanc reflètent, surtout lorsqu'elles se donnent sans commentaire, l'existence des patients, dans ce qu'elle a de plus commun, par exemple au travail ou dans leurs moments de vacances. La beauté des cadres, dont le mouvement passe en diagonale de l'arrière-plan au premier plan, et l'impression d'instants saisis sur le vif confèrent à ces images un charme particulier.
Les pensées des intéressés sont également transmises par la lecture d'extraits de Trait-d'union, journal édité par et pour les pensionnaires de St-Alban. Certaines productions d'art brut de Benjamin Arneval, Auguste Forestier et Marguerite Sirvins sont exposées tandis qu’on nous livre le récit de leurs vies. La mise en parallèle avec le sort réservé à ces œuvres par le régime nazi permet de mettre en évidence l'importance du cadre institutionnel dans la reconnaissance accordée ou non à leur production.
Cette mention apparaît d'autant plus pertinente dans le documentaire que l'histoire de l'asile de St-Alban témoigne d'un lien indissociable entre l'action révolutionnaire des hommes qui gravitent autour du centre et leur conception de la folie : les changements dans le traitement des patients s'opèrent dès 1936, au moment du Front populaire en France. Dès lors, des acteurs majeurs qui ont marqué l'histoire du XXe siècle par leur pensée ou leur positionnement face aux régimes totalitaires se retrouvent liés d'une manière ou d'une autre à St-Alban ; parmi eux George Sadoul, Frantz Fanon, Paul Éluard, Jean Dubuffet, Georges Canguilhem. Lieu de résistance, refuge pour les juifs et les dissidents des pouvoirs fascistes, la folie n'est alors plus un état radicalement étranger à l'individu, mais se confond avec la marginalité des résistants politiques : dans chacun des cas, le statut de marginal se définit par rapport à la norme établie.
Bien que cette conception — idéale — de la psychiatrie apparaisse bénéfique pour tout le monde, patients compris, une autre vision, plus conventionnelle et plus répandue, semble s'immiscer et menacer à terme cet équilibre. Les coupes budgétaires et l'imposition de règles visant à aliéner le patient à sa folie par tout un dispositif contraignant, dont la camisole de force, finissent par s’imposer.
Gérard, un pensionnaire, d'une lucidité évidente, condense le propos du film lorsqu’il affirme vouloir participer aux manifestations des années 70 pour contester la nouvelle politique du centre, jugée régressive. Il souhaite alors prendre la parole dans Trait-d'union pour lutter en faveur du respect humain, et déclare « se tenir sur ses gardes pour intervenir à tout moment nécessaire ». C'est alors que les paroles de Foucault surgissent en nous avec une force d'autant plus vivace et concrète : « la folie de la folie est d'être secrètement raison ».
Les heures heureses | Film | Martine Deyres | FR-CH-BE 2019 | 77’ | Visions du Réel Nyon 2019, Solothurner FIlmtage 2020
Special Mention at the National Competion at Visions du Réel Nyon 2019
Capharnaüm
ONLINE STREAMING (Switzerland) by Filmexplorer's Choice on cinefile.ch and filmingo.ch
« Ton fils est mort avant d'être né. » Cinglante, cette affirmation lancée par Aspro, l'un des personnages malveillants de Capharnaüm, résume ce que l'œuvre déploie implacablement : le malheur et la pauvreté dans lesquels évoluent les enfants d'un bidonville de Beyrouth, et plus précisément un jeune de presque douze ans dénommé Zain, les réduisent à une existence misérable, destructrice et de hors-la-loi. Zain Al Rafeea interprète ce rôle avec une détermination déconcertante, qui signale sa propulsion précoce dans un monde et des préoccupations d'adultes. Le regard franc, presque méprisant, il agit sans exprimer le moindre doute et sa fierté l'empêche d'accepter l'aide de n'importe qui. Capharnaüm n'est donc pas un film misérabiliste, contrairement à l'affirmation de certaines critiques, même si les dernières minutes tendent vers le cliché larmoyant.
Afin de « traduire le cri » de ces enfants, Nadine Labaki filme avec une petite équipe, caméra à l'épaule, offrant ainsi une grande proximité avec ses personnages — joués par des réfugiés pour la grande majorité d'entre eux. L'impression d'une réalité saisie sur le vif émerge, en même temps que celle d'oppression, que l'absence d'horizon à l'intérieur de l'image, la forte présence des bidonvilles de chaque côté du plan renforcent. Les cadrages sont rarement frontaux, les décors jamais symétriques, comme s'ils révélaient de ce fait le chaos de la situation.
Condamné pour meurtre, Zain intente un procès à ses parents. Au tribunal, un long flash-back vise à identifier les motifs qui l'ont poussé à commettre cet acte criminel. Les premières séquences confrontent alors le point de vue objectif de la justice à celui d'individus qui n'ont pas les moyens matériels d'agir moralement — à l'exception de Zain, qui ne faillit pas à ses principes et dont toutes les mauvaises actions sont justifiées, ce qui semble moins témoigner d'un reflet de la réalité que d'une volonté de toucher le spectateur. Malgré un montage trop haché, empreinte peut-être de la première carrière de Nadine Labaki dans les clips musicaux, Capharnaüm n'en demeure pas moins une œuvre très réussie, portée par d'excellents acteurs et qui refuse une représentation spectaculaire de la violence.
Capharnaüm | Film | Nadine Labaki | LB-FR 2018 | 126’ | Zurich Film Festival 2018, Human Rights Film Festival Zürich 2018
Looking for Oum Kulthum
Loin d’être un biopic sur une icône égyptienne, Looking for Oum Kulthum met en scène, à la manière de Barbara (Mathieu Amalric, 2017), le tournage d’un film sur Oum Kulthum (1898-1975). Ainsi, au lieu de vouloir percer les rapports étroits entre création et vie chez la chanteuse, la cinéaste Shirin Neshat, par un processus de mise en abyme, interroge l’entremêlement de ces deux éléments dans le processus de création cinématographique et, par conséquent, dans la construction de la personnalité d’Oum Kulthum. En l’occurrence, elle va dépendre de projections, variant au cours du récit, de la réalisatrice Mitra (Neda Rahmanian) sur cette grande célébrité du Moyen-Orient. Dans les premières séquences du film, hétérogènes et magnifiques, celle-ci cherche à saisir par une posture contemplative qui est Oum Kulthum — en la fantasmant, s’imaginant elle-même dans son propre film, puis en auditionnant des acteurs pour le rôle principal de son long métrage.
Cette appropriation par une observatrice étrangère — comme Shirin Neshat, Mitra est iranienne —, qui plus est une femme, va soulever un nombre considérable de tensions dont le fondement semble idéologique, social et politique. En choisissant des acteurs issus de classes populaires, Mitra veut leur soumettre une vision de la diva qui diverge drastiquement de la leur : d’un côté nous avons une personne humble dont le succès ne l’éloigne pas du peuple ; de l’autre, une Oum Kulthum qui a dû tout sacrifier, notamment sa famille et ses origines, pour parvenir dans un milieu conservateur et traditionnel. La vie privée de Mitra va toutefois finir par bouleverser ses certitudes : à la figure mythifiée de Oum Kulthum, elle lui préfère, quitte à violenter les faits, une personnalité plus fragile tiraillée entre la gloire et la fidélité à elle-même, à sa famille.
Looking for Oum Kulthum semble dès lors dénoncer l’impossibilité pour une femme de concilier ces deux rôles : un choix s’impose nécessairement. À ceci, s’ajoute une belle réflexion sur le cinéma, déconstruisant les figures mythiques pour leur donner plus d’épaisseur, de chair, d’humanité.
Looking for Oum Kulthum | Film | Shirin Neshat | DE-AT-IT-MAR 2017 | 130’ | Art Basel Film Programme 2018
Screenings in Swiss cinema theatres
Petra
Le dernier film de Jaime Rosales prend l’allure d’un conte moral — toutefois réaliste — dans un univers où justice et rédemption orientent téléologiquement le récit et où l’un des personnages principaux, Jaume (Joan Botey), double maléfique du réalisateur, est dépeint sans nuance.
En effet, à l’exception d’un employé pour qui il semble éprouver de la sympathie, l’autre se résume pour lui à un objet, support de plaisir, sur lequel exercer son pouvoir. Du sublime décor qu’offre la Gérone, on n’éprouve pas moins l’étouffement, en dehors de quelques échappées dans une forêt comme pour rendre palpable la pression psychologique que subit son entourage et les impasses existentielles dans lesquelles il l’entraîne.
Le caractère moralisateur de Petra réside dans la conciliation d’un paradoxe entre un sujet au potentiel dramatique et sa forme, qui maintient le spectateur à distance et empêche par conséquent son immersion dans la diégèse. Une narration non linéaire, elliptique et découpée en chapitres, signale la présence d’un narrateur extradiégétique qui oriente l’attention sur ce qui va suivre tout en laissant hors champ les événements dramatiques eux-mêmes, pour se concentrer essentiellement sur l’enchaînement causal irréversible qu’ils créent. Aussi, les retours en arrière qu’opère le récit permettent de jouer sur les attentes du spectateur, qui découvre, généralement, en même temps que Petra (Bárbara Lennie) les vérités cachées qui finissent par éclater, parfois trop tard.
Dans ce décalage créé entre la forme et le fond, le jeu des acteurs détonne particulièrement. Il reste sans excès, tout en retenue. Incertains, lents, les mouvements de la caméra participent par ailleurs fortement à la sobriété de ce jeu : celle-ci se meut à la manière d’un individu, s’approche des personnages d’abord saisis dans un plan d’ensemble, oriente ensuite son attention sur l’un, puis sur l’autre, avant de porter son regard sur un objet environnant ou sur la nature, dernier espoir d’évasion — illusoire ? — face à cette situation aliénante.
Petra | Film | Jaime Rosales | ES 2018 | 105' | Les cinémas du Grütli Genève
Quinzaine des réalisateurs - Festival de Cannes 2018