Invasion

[…] À la délimitation entre l’intérieur et l’extérieur de ce complexe sportif, s’ajoute une seconde scission : celle de l’Iran dont une partie, où prend place l’action, est ravagée par la maladie, tandis que l’autre se présente comme un ailleurs vers lequel les habitants tentent de fuir illégalement.

[…] Œuvre pessimiste et vertigineuse aux interprétations abyssales, «Invasion» exploite en somme un singulier dispositif de mise en abyme. À la structure narrative qui contraint à la répétitivité semble s’opposer la nécessaire linéarité du plan séquence qui invite à s’interroger en filigrane sur la possibilité d’une progression.

Plan séquence et impasses de la répétitivité

Invasion (Hojoom), le dernier film du réalisateur iranien Shahram Mokri présenté à la Berlinale 2018, est constitué d’un unique et magistral plan séquence. La prouesse technique, loin de n’être qu’une performance au service du divertissement — contrairement, pense-t-on, à Utoya d’Erik Poppe, également présenté à la Berlinale 2018 —, témoigne d’un véritable fond politique, toutefois difficile à déceler au premier visionnement, et qui ne saurait émerger qu’à partir d’une analyse formelle.

Tout comme dans son précédent film, Fish and Cat (ici la review de Filmexplorer), le cinéaste brise les attentes relatives au plan séquence. En effet, si la séquence peut être définie, selon le sémiologue Christian Metz, comme une unité minimale du récit, coïncidant avec une action qui se développe dans un cadre spatiotemporel déterminé, on peut supposer que la notion de “plan séquence” étend cette définition à l’échelle de l’œuvre. Or, dans Fish and Cat, la clause temporelle, déjà, n’était pas respectée, par la répétition d’un même incident, exploré à partir du point de vue de différents personnages ; Invasion radicalise cette esthétique, en déjouant les classiques unités de temps, d’espace et d’action. C’est en partant d’une analyse de la spatialité que l’on pourra considérer le geste de déconstruction opéré par ce plan séquence.

L’espace cadrant le récit est d’abord perçu comme un lieu cohérent : un centre sportif, à l’intérieur duquel des enquêteurs demandent aux membres d’une équipe de rejouer les événements antérieurs à un crime, afin d’en identifier le coupable. Il devient pourtant progressivement difficile pour le spectateur d’en saisir la disposition. Accentuant ce complexe labyrinthique, la caméra suit des personnages qui partent d’un point délimité, se déplacent et se perdent ensuite dans des couloirs ou des salles à la situation imprécise, avant d’en revenir au point originel par une autre entrée. Le brouillard qui envahit le stade et les vapeurs colorées pétantes délimitent aussi plusieurs espaces, mais la proximité de l’objectif avec Ali (Abed Abest), le principal suspect du meurtre, empêche de les appréhender correctement, en restreignant la portion de l’environnement qui est donnée à voir. La forte présence de lignes horizontales et verticales, ainsi que les grilles qui circonscrivent ce stade dédaléen contribuent à lui donner une allure carcérale.

Un autre motif géométrique, distinct des lignes, s’inscrit pourtant à l’intérieur de cet horizon barré : celui de la circularité, exprimé, d’abord, par les mouvements de caméra, mais aussi par les personnages, les motifs visuels et l’action — soit la reconstitution du crime par les enquêteurs — incessamment réitérée.

Ce motif circulaire définit enfin également la temporalité, telle qu’elle est éprouvée par le spectateur : la même scène se rejoue indéfiniment devant lui. Cependant, l’interversion des rôles des personnages pendant la reconstitution, comme s’ils étaient finalement substituables, en tant que victimes, les uns aux autres, donne toujours à voir une autre facette de l’événement. Mais toute l’ingénuité de ce dispositif consiste à faire croire que certains éléments échappent à la vue des enquêteurs, alors qu’ils sont au contraire répétés à chaque fois, comme aspirés dans une boucle infinie. Par exemple, des actes paraissent se soustraire au dispositif de surveillance instauré par les policiers. Ali prétexte le besoin d’aller aux toilettes pour récupérer un mot caché ; on le voit ensuite, filmé de dos, donner discrètement le billet à l’un de ses coéquipiers. Mais ce geste de rébellion qu’on imaginait unique, instantané, réapparaîtra par la suite, le figeant dans une éternité, sans effectivité aucune. 

À la délimitation entre l’intérieur et l’extérieur de ce complexe sportif, s’ajoute une seconde scission : celle de l’Iran dont une partie, où prend place l’action, est ravagée par la maladie, tandis que l’autre se présente comme un ailleurs vers lequel les habitants tentent de fuir illégalement. Cette seconde partie, qui ne sera jamais montrée, n’existe dans l’œuvre que par le discours des personnages qui, pour ceux qui n’y sont jamais allés, la conçoivent comme un eldorado. Redoublement, qui fait de ce complexe sportif un microcosme de ce territoire infesté.

Ainsi, une piste se dessine pour comprendre la portée politique de l’œuvre. À l’intérieur de ce stade, les joueurs astreints à répéter presque chorégraphiquement les événements précédant le crime de leur capitaine, sont singulièrement marqués. Vêtus de noir, les ongles peints, leur style vestimentaire à la fois futuriste et androgyne semble renvoyer à une identité située en marge de l’hétérosexualité. Les remarques sournoises et méprisantes des enquêteurs sur leur orientation sexuelle, la référence à Freddie Mercury ainsi que l’amour que voue Ali au prétendu défunt Saman (Elaheh Bakhshi), et à son double, Negar, confirment cette supposition. Au fur et à mesure du déroulement de l’intrigue, les motifs du meurtre apparaissent : Saman se révèle être un vampire exigeant des membres de son équipe qu’ils lui versent une dose hebdomadaire de leur sang. Figure de pouvoir, il asservit son équipe qui voudrait l’éliminer. Mais l’amour qu’Ali lui porte enraie en définitive toute possibilité de changement : oscillant alors entre soumission et révolte, l’espoir (complètement utopique, comme le symbolise le dessin sur lequel se termine le film) de vivre dans un ailleurs avec Saman l’enferme dans une situation aliénante.

Œuvre pessimiste et vertigineuse aux interprétations abyssales, Invasion exploite en somme un singulier dispositif de mise en abyme. À la structure narrative qui contraint à la répétitivité semble s’opposer la nécessaire linéarité du plan séquence qui invite à s’interroger en filigrane sur la possibilité d’une progression. Par ce film à énigmes, l’enfermement des personnages, dans la contrainte du même, pourrait peut-être dénoncer les impasses politiques d’un pays, l’Iran, où aujourd’hui encore l’homosexualité est passible de la peine maximale. C’est en cela que le réalisateur paraît poser par ce long-métrage un jalon possible vers une réflexivité critique et créative.

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Invasion (Hojoom) | Film | Shahram Mokri | IRN 2017 | 102’ | Cinéma Bellevaux Lausanne

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First published: May 23, 2018