3 Faces

[…] Un questionnement sur l’image émerge déjà à ce stade : la vidéo est-elle une preuve irréfutable, la trace d’un acte commis ? Jafar et Behnaz estiment que s’il y a du montage, c’est qu’il s’agit sans doute d’une mascarade. Une mise en abyme de cette interrogation s’exprime par ailleurs dans la forme même de «3 Faces» : les vingt premières minutes, constituées de deux séquences, excluent presque totalement le montage.

[…] Si la première moitié de l’œuvre semblait reposer sur une enquête, cette trame narrative se résoudra toutefois rapidement pour laisser place au véritable sujet de «3 Faces» : saisir, dans un milieu rural, un mode de vie figé qu’imposent le respect de la tradition et de la religion, et contre lequel les jeunes butent. Pour y parvenir, le cinéaste part à la rencontre des villageois, interagit avec eux.

[…] En choisissant pour actrice principale Behnaz Jafari, Jafar Panahi crée alors une scission entre les séries télévisuelles qui se donnent comme étant la réalité et son œuvre, qui, bien qu’elle brouille les pistes entre le documentaire et la fiction, se pose comme un jeu avec le réel en mêlant de manière complexe l’image, la société et finalement lui-même.

Interdit de réaliser des films depuis 2010, pour propagande contre le régime et activités contre la sécurité nationale, Jafar Panahi poursuit pourtant, dans l’illégalité, sa carrière de cinéaste. S’il avait tourné Ceci n’est pas un film (2011) exclusivement à l’intérieur de sa demeure, il s’achemine progressivement vers plus de liberté, jusqu’à s’autoriser, dans 3 Faces, à sortir d’un lieu clos (voiture ou maison), en filmant un village de l’Azerbaïdjan iranien ; au cœur de ce long métrage, une réflexion sur l’image et le rapport de celle-ci au réel.

Tout comme Malaria The Vibes of Tehran (2016, Parviz Shahbazi), le film commence par une image saccadée, au format selfie, suggérant ainsi une immédiateté de la représentation, et donne à voir en l’occurrence une jeune fille, Marziyeh Rezaei, qui met en scène son propre suicide, suite au refus de son père de la laisser entreprendre une formation d’actrice au conservatoire. À partir de cette vidéo inaugurale de 3 Faces, Panahi retrace la genèse de cet acte, en montrant le contexte dans lequel il s’inscrit. Le réalisateur, en tant qu’acteur dans le film, va accompagner Behnaz Jafari, actrice populaire de séries, et qui joue ici son propre rôle, dans le village d’origine de Marziyeh, pour déterminer si celle-ci s’est effectivement donné la mort ou si elle est encore en vie.

Un questionnement sur l’image émerge déjà à ce stade : la vidéo est-elle une preuve irréfutable, la trace d’un acte commis ? Jafar et Behnaz estiment que s’il y a du montage, c’est qu’il s’agit sans doute d’une mascarade. Une mise en abyme de cette interrogation s’exprime par ailleurs dans la forme même de 3 Faces : les vingt premières minutes, constituées de deux séquences, excluent presque totalement le montage. Au témoignage de Marziyeh, dans lequel elle accuse Behnaz de l’avoir ignorée, succède une scène centrée sur la réception de la vidéo par cette dernière. Jafar reste hors champ, ou dans l’obscurité, de dos, durant toute la scène ; seule sa voix se fait entendre. Ce n’est que dans la séquence suivante qu’il apparaît dans le plan, en même temps que la forme du film change, avec un recours au champ/contrechamp.

Si la première moitié de l’œuvre semblait reposer sur une enquête, cette trame narrative se résoudra toutefois rapidement pour laisser place au véritable sujet de 3 Faces : saisir, dans un milieu rural, un mode de vie figé qu’imposent le respect de la tradition et de la religion, et contre lequel les jeunes butent. Pour y parvenir, le cinéaste part à la rencontre des villageois, interagit avec eux. En effet, lui ou Behnaz sont présents dans chaque séquence : à aucun moment le réalisateur ne prétend montrer leur quotidien sans thématiser que c’est à partir d’un point de vue extérieur, d’abord le sien — bien qu’il est lui-même né dans cette région de l’Iran —, mais aussi celui du spectateur, que les événements sont appréhendés. La divergence entre ces deux visions du monde, traditionnelle et moderne, crée des effets multiples. Là où l’offre, par un père de famille, du prépuce de son fils au réalisateur, dans l’optique de favoriser ses chances dans la vie, entraîne le rire, le refus d’abattre une bête souffrante par respect pour la loi religieuse ou encore les règles qui astreignent les femmes à une certaine position sociale suscitent le malaise. Cependant, ceci ne se produit jamais à l’insu des personnages filmés, comme l’expriment le montage et, notamment, les champs/contrechamps.

En définitive, l’œuvre de Jafar Panahi invite à réfléchir à la nécessité du travail de mise en scène pour exprimer quelque chose de vrai. La réflexion amorcée sur la question de l’image et de la représentation se redouble enfin de la corrélation qui est suggérée entre la superstition qui semble diriger le quotidien des habitants et les séries télévisuelles qu’ils regardent, et dans lesquelles joue Behnaz. Jafar, contrairement à elle, n’est pas reconnu par les personnes du village. Leur rapport à l’image paraît d’ailleurs nier la distinction entre la vie de l’actrice et le rôle qu’elle tient à l’écran. L’un d’entre eux en viendra par exemple à supposer que si celle-ci est célibataire dans la série, c’est qu’elle est aussi dans la vraie vie.

En choisissant pour actrice principale Behnaz Jafari, Jafar Panahi crée alors une scission entre les séries télévisuelles qui se donnent comme étant la réalité et son œuvre, qui, bien qu’elle brouille les pistes entre le documentaire et la fiction, se pose comme un jeu avec le réel en mêlant de manière complexe l’image, la société et finalement lui-même. À l’aliénation des villageois à leurs mœurs démodées s’ajoute l’enfermement suscité par ces dernières, non seulement pour Marziyeh mais aussi pour Panahi. Encore que cette dernière puisse s’évader, comme le révèle la séquence finale et touchante de 3 Faces, où elle marche aux côtés de Behnaz, en direction de Téhéran, tandis que le réalisateur reste dans sa voiture, à l’orée du village, attendant que la route se libère pour enfin partir.

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3 Faces (Se rokh) | Film | Jafar Panahi | IRN 2018 | 100'

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First published: July 17, 2018