Inside the Yellow Cocoon Shell

[…] Le mouvement lent de la caméra constitue alors le point de vue désincarné au milieu des choses elles-mêmes, et pourrait porter l’idée d’une « transcendance intérieure » ou, pour le dire plus simplement, d’une force spirituelle des choses concrètes.

La mère et le père de Thien sont partis pour toujours ; la mère et le père de Dhao sont partis pour toujours. À l’ombre de cette double absence qui sait remplir les temps longs de la respiration du film, oncle et neveu se retrouvent soudés dans un orphelinat à la fois concret et existentiel. C’est le point de départ, à Saigon, d’un road movie où la quête des racines dans le sud du Haut Plateau central se mêle aux questions théologiques les plus classiques du christianisme, du péché capital à l’immortalité de l’âme, de la théodicée à la doctrine du plan divin. Pham Thien An, réalisateur homonyme de son protagoniste, sait les soutenir par la fascinante combinaison d’une narration simple et un rythme épique – une combinaison typique du conte.

À la polarité de l’urbanité et de la ruralité, se superpose celle de la sécularisation et de la religion : les interrogations rationnelles de Thien font face aux institutions religieuses dont les icônes et les idoles – croix, photographies et statuettes de Jésus, Vierge Marie et saints – constituent une véritable ponctuation visuelle du film. Si le passage de la première demi-heure à Saigon aux montagnes verdoyantes est net, le rapprochement à la culture et à la nature des zones rurales est lent, lent comme le mouvement de la caméra qui approche un vieux vétéran de guerre. Son récit exprime l’ancrage douloureux dans l’Histoire séculaire du Viêt Nam, et plus précisément celle de l’ethnie K’Ho, la plus pauvre et la plus persécutées du pays, dont le vieillard représente la figure tutélaire car son métier est relié au culte des morts (il prépare les corps morts)  – et ici l’approche cinématographique de Phan Thien An est descriptive, presque documentaire, même si la dernière image est une reprise littérale de « L’incredulità di San Tommaso » du Caravage, en rendant également le vieillard figure sacrificielle et christique. Le pendant de ce récit est celui d’une autre figure de la vieillesse durant le film, une dame présentée dans l’aura de la voyante – c’est le premier plan que le réalisateur choisit – laquelle exprime l’ancrage dans la religion capable de transcender l’Histoire (ou de la fuir) par le culte d’une âme libérée du corps.

Or, si L’arbre aux papillons d’or (Inside the Yellow Cocoon Shell) est lisible par toute une foule de figures symboliques ou associatives, sa force est de savoir parler non seulement par une langue conceptuelle mais également par la langue immédiate du cinéma, car c’est aussi à travers son style cinématographique que la quête existentielle de Thien entre matériel et spirituel se manifeste. La première scène du film – élaborée par son court-métrage primé à Cannes en 2019, Stay Awake – est paradigmatique par l’usage de longs plans-séquences qui hébergent toute une série de figures et événements « latéraux » par rapport à la ligne principale du récit, qui se trouve donc souvent placée hors cadre. Il s’agit d’une méthodologie réaliste, immersive, certes, qui est par contre contrebalancée par un travail presque maniaque sur les encadrements : la superposition de plusieurs cadres et de filtres comme rideaux et vitres compose non seulement l’image mais lui fournit une profondeur constituée d’une pluralité de plans. Ce que nous voyons par l’effet réaliste des longs plans-séquences, donc, est une composition fort complexe, plurielle, hautement construite (d’ailleurs, le métier du protagoniste est celui de monteur – et Pham Thien An lui-même a signé le montage du film…), digne des compositions de la peinture classique, grâce aussi à un travail de coloration remarquable (Mark Song) qui fait de certaines images du film des véritables tableaux. Ce qui rend cette combinaison de réalisme et de construction encore plus spéciale, c’est la lenteur parfois même imperceptible du mouvement de la caméra (Dinh Duy Hung). Par le biais de celle-ci, l’immersion est doublée d’un effet de détachement du réel dans lequel nous sommes immergés, en créant ainsi une atmosphère hypnotique qui me rappelle fortement le style cinématographique très original de Bi Gan – par exemple dans son impressionnant Kaili Blues (2015) – qu’on pourrait appeler « réalisme onirique » (en convoquant bien sûr également la référence principale de la jeune génération de réalisateurs asiatiques, Apichatpong Weerasethakul).

Or, ce style cinématographique particulier me semble très efficace pour rendre la quête existentielle du personnage principal de L’arbre aux papillons d’or, entre contemplation et ouverture à l’Autre, au transcendant, d’un côté, et besoin de compréhension, d’encadrement justement, de l’autre. Le mouvement lent de la caméra constitue alors le point de vue désincarné au milieu des choses elles-mêmes, et pourrait porter l’idée d’une « transcendance intérieure » ou, pour le dire plus simplement, d’une force spirituelle des choses concrètes. Aux valeurs matérialistes de la ville moderne et à ceux d’une religion parfois ascétique et bigote, une troisième dimension émerge – et cela me semble l’acquis le plus intéressant d’un film qui raconte une quête autrement destinée à l’errance. C’est la dimension occupée par la nature, et plus précisément par les animaux, auxquels Pham Thien An dédie des scènes d’une force rare – et d’une bravoure de réalisation qui révèle un véritable dévouement (on pourrait dire que le réalisateur se consacre aux animaux tout en les consacrant…). Des oiseaux aux coqs, des buffles aux papillons, avec leur imprévisibilité vitale, les animaux prolongent la dimension accidentelle qu’une discussion sur la spiritualité entre les trois garçons – le croyant, le cynique et le chercheur – au début du film brise et qui lance l’histoire de Thien. Ils sont la présence de l’Autre et, comme le coq qui saute sur les débris de la mémoire (la maison abandonnée), se présentent accompagnés d’une musique « autre », qui en rend la grâce tout en étant infiniment distante de la réalité du Viêt Nam, la Rossiniana n. 2 de Mauro Giuliani.

Cette perspective tierce par rapport à l’alternative de la modernité et celle de la religion trouve son point de fuite idéal dans l’amour impossible avec Thao, qui est entrée dans les ordres. Tout en étant une figure fort positive de religiosité et spiritualité, elle ne constitue pas le moment final de la quête de Thien. À partir de la clochette que Thien lui restitue, signe de magie mais aussi de leur liaison désormais engloutie dans un destin de pure mémoire, la narration perd sa linéarité pour accueillir un long flashback et trois rêves. Après le rêve où Thien va à l’encontre d’un troupeau de buffles – ces derniers étant des figures sacrificielles dans la tradition religieuse des K’Ho – le rêve suivant n’est plus annoncé par le protagoniste qui s’endort. Nous découvrons seulement a posteriori la nature onirique du troisième rêve, clairement paradisiaque, anticipé seulement par la vision des papillons d’or, une sorte de happy end : notre perception se retrouve brouillée, poussée à confondre les plans du rêve et ceux de la veille. Mais le vrai final n’est pas non plus « triste », car l’immersion finale de Thien dans la nature, le ruisseau, après la vision sacrificielle (les buffles) et la vision paradisiaque (les papillons), ne peut que parler de son baptême, avec une tonalité qui rappelle le lyrisme d’Andreï Roublev d’Andreï Tarkovski (1969). Un baptême sans prêtre, loin du kitch religieux parsemé tout au long du film, en acceptant finalement l’absence du frère qui était le but narratif de sa quête, laquelle s’achève par son union au flux de la nature.

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Inside the Yellow Cocoon Shell – L’arbre aux papillons d’or | Film | Pham Thien An | VNM-SGP-FR-ES 2023 | 182’ | CH-Distribution: Sister

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First published: December 26, 2023