Kaili Blues
[…] Nous nous trouvons clairement dans un territoire hybride, entre réel et imaginaire, entre prose et poésie, entre vérité et rêve. Mais le discours que Gan Bi réussit à tisser n’est pas vague, ni incertain : il est toujours pertinent, toujours émotivement à point, toujours signifiant.
[…] «Kaili Blues», qui est également un hommage passionné à la région de Kaili, est un film d’une rare beauté, car la poésie dont il est chargé ne plane pas au-dessus, mais jaillit de l’intérieur d’une réalité racontée à partir de l’intime du quotidien.
Text: Giuseppe Di Salvatore
Un oncle — Chan — un père, un enfant. Une famille dont on découvre l’histoire dramatique pendant le déroulement du film. Et la collègue de l’oncle : tous deux sont médecins, destinés à soigner les âmes perdues de Kaili, ville-district méridionale de la Chine, où le soleil a définitivement laissé la place aux nuages et à la pluie. Tous deux sont tournés vers le passé, ils cherchent à corriger les défauts, à mettre de l’ordre. En effet, il s’agit de quelques bribes d’un plot dont on ne comprend pas vraiment s’il est si important que cela. Des éléments potentiellement symboliques captent plutôt notre attention, aussi parce qu’ils reviennent régulièrement pendant la narration : le passage des chiens errants, la recherche de bananes dans l’accès à une mine, la création et la réparation des montres, les tables de billard où se jouent les destins des hommes. L’absence des femmes, aussi : il y a une mère perdue, dont le deuil et l’héritage animent le conflit entre les deux frères, et il y a une femme disparue, qui a laissé son enfant, Wei Wei, à un père irresponsable. Et après il y a le peuple Miao qui joue du lusheng, avec ses traditions invisiblement présentes, et ses figures semi-mythologiques comme l’Homme Sauvage, qui assaille les hommes par-derrière et vole les enfants.
Nous nous trouvons clairement dans un territoire hybride, entre réel et imaginaire, entre prose et poésie, entre vérité et rêve. Mais le discours que Gan Bi réussit à tisser n’est pas vague, ni incertain : il est toujours pertinent, toujours émotivement à point, toujours signifiant. Il s’agit surtout d’un discours d’images : plans fixes où cueillir latéralement les événements, longues séquences où la caméra tourne lentement (à la Angelopoulos) pour embrasser un panorama de scènes multiples. Les sujets changent, pendant ces longues séquences, il y a toujours de l’autre, une scène en laisse émerger une autre, le récit bouge par tableaux qui fondent dans un paysage constamment humide, rural, sans aucune concession à l’esthétisation – si ce n’est pour la puissance verdoyante de la nature. Gan Bi construit un langage tout simplement poétique, fait d’associations hardies, exactement comme les beaux poèmes qui sont récités de temps en temps, et viennent rythmer la narration avec la cadence d’un blues au refrain halluciné.
Puis, Wei Wei disparaît, vendu par son père fauché. Et Chan se met à sa recherche, pour le sauver. Tout cela est raconté par l’histoire parallèle des motos, qui constituent un véritable fil rouge du film entier. Toujours difficiles à démarrer, elles deviennent le véhicule d’un tout nouveau film dans le film : au milieu de Kaili Blues, Chan part, et nous suivons un incroyable long take de plus de 40 minutes. Le travail virtuose de la caméra n’est pas anodin, car il nous plonge dans une séquence hyperréaliste et surréelle en même temps — une séquence dont les annales du cinéma vont certainement parler pour longtemps. Nonobstant la continuité de la séquence, nous naviguons dans un travelling plein de détours, un véritable trip, qui inclut même une mini-histoire d’amour et un karaoké improvisé. Cette longue séquence termine sur une phrase : « C’est comme dans un rêve ». Voilà, un déclic dans mon esprit fait jaillir une interprétation qui me semble convaincante : le trip de la longue séquence est le voyage dans la réalité, d’autant plus réelle qu’elle est semblable à un rêve. Par contre, le reste du film, qui se montre bien construit, “monté”, relève d’une tentative toute fictionnelle de mettre de l’ordre dans le réel, de voir le réel. Le film se tient donc tout dans cette dialectique entre la poésie du réel, sa vision “soignée” par Chan le médecin-poète, et le réel de la poésie, qui n’est rien d’autre que le réel en tant que tel, lequel avance sa vision et s’impose à Chan comme trip hyperréaliste — c’est la longue séquence uncut.
Kaili Blues, qui est également un hommage passionné à la région de Kaili, est un film d’une rare beauté, car la poésie dont il est chargé ne plane pas au-dessus, mais jaillit de l’intérieur d’une réalité racontée à partir de l’intime du quotidien. C’est aussi l’occasion de pénétrer dans la chair de la province chinoise sans la distance du jugement, à travers un trip sincère, car poétique. Chan, médecin qu’on découvre malade déjà au début du film, trouve finalement sa cure en abandonnant ses remèdes. Les montres sont toujours à régler, on n’y arrivera pas. Il n’y a pas des médicaments pour le temps. Au temps, on ne peut que s’abandonner. C’est seulement là qu’on entendra la musique : Kaili Blues.
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