Pacifiction | Albert Serra

[…] Selon cette vision… la vie, livrée aux aléas de sa performance, devient alors une sorte de cobaye pour un cinéma qui se veut visionnaire, littéralement visionnaire.

[…] « Pacifiction » nous dit peut-être qu’il n’y a pas de paix sans les errances de la narration et les machinations des caméras, et que le dispositif du cinéma peut se renouveler seulement s’il renonce aux clichés spectaculaires de la violence.

La révolution de l’ambiguïté

(du côté de Choderlos de Laclos)
« Éclairée… éclairée… éclairée » – répète au moins trois fois le Haut-Commissaire de Tahiti monsieur De Roller. Il se réfère à une écrivaine en visite aux îles polynésiennes, mais exprime également un attachement personnel à ce mot qui veut résumer cynisme et libertinisme à la fois. Il s’agit presque d’une profession de foi pour un personnage qui ne prend jamais une position nette, qui arrondit constamment les angles, qui négocie sans arrêt en tant qu’intriguant au sourire toujours prêt. Ses mots polis passent de la flatterie au chantage sans solution de continuité, mais son costume est toujours blanc… – sa Mercedes aussi.

(du côté de Jeremy Bentham)
Contrairement aux libertins, en revanche, le beau souci de De Roller n’est pas l’aventure mais le contrôle, la maîtrise d’un territoire et de ses habitants. La situation naturellement concentrationnaire de l’île est saturée par sa constante déambulation dans tout type de milieu social. Sa déambulation incarne le panoptique, comme pour tenir ensemble, physiquement, un monde qui serait au bord de l’effondrement. Les rumeurs de la reprise des essais nucléaires introduisent, certes, un thème environnemental et géopolitique d’envergure dans Pacifiction ; mais elles fonctionnent surtout comme l’étincelle d’un potentiel incendie social, c’est-à-dire l’occasion narrative d’une menace de désintégration dont le héros du film assumera le rôle d’antidote. L’atmosphère dominante du film est connotée par la tension entre la réalité paisible d’un monde de loisirs et l’imminence d’un éclat de violence.

(du côté de Franz Kafka)
Or, toute la force de la proposition d’Albert Serra est celle de ne pas céder au cliché de l’éclat de violence au cinéma. Profondément concerné par les hiérarchies et les frictions du pouvoir – comme le réalisateur l’admet lui-même – Pacifiction ne thématise pas la révolte comme bouleversement de l’ordre ou le joug comme force qui écrase. S’il y a révolte, elle sera moins dans le bouleversement que dans la confusion des rôles – ce qui nous apprend également à lire l’engagement subtilement « decolonial » d’un film qui se présente autrement qu’anticolonialiste… Des frictions du pouvoir, il s’agit d’en peindre les zones d’ombre, les hésitations, l’hypocrisie, la manipulation. Mieux, dans l’ordre : d’abord, cette « opacité du pouvoir » dont Serra parle volontiers, en tant que jeu mafieux de corruption, puis une opacité si épaisse que toute croyance et tout intérêt perdent leurs contours dans un brouillard existentiel. Et c’est là justement la courbe dramaturgique de De Roller, qu’on perçoit initialement en guise de gangster visqueux, et après, pendant que son obsession de contrôle s’avère une illusion désespérée dont il sera de plus en plus conscient, en tant qu’homme solitaire, en perdition existentielle – regagnant ainsi les sympathies du public.

(du côté de Werner Herzog)
Albert Serra réussit aussi à exprimer cet état de perdition à la perfection, grâce au dispositif de tournage surtout, qui marque toutes ses productions : pour le réduire à ses deux consignes principales, actrices et non-acteurs laissé.es dans l’obscurité quant au contenu du scénario jusqu’à la dernière minute, trois caméras simultanément en action. Nu.es, forcément perdu.es, sans être ancré.es à la tâche de la représentation, ils et elles se retrouvent dans une bulle nécessairement productive, condamné.es à la performance. Ainsi le réalisateur sait créer une intensité dramatique qui va au-delà de toute forme d’intention, y compris la sienne. Oui, car c’est aux caméras, yeux technologiques infatigables et (apparemment) non sélectifs, d’assumer cette « vision cinématographique » qui dépasse et surprend les intentions de l’auteur de cinéma lui-même. Selon cette vision, souvent revendiquée par l’« auteur » Serra, la vie, livrée aux aléas de sa performance, devient alors une sorte de cobaye pour un cinéma qui se veut visionnaire, littéralement visionnaire, donc révolutionnaire. C’est peut-être là le point de contact entre Serra et Werner Herzog, c’est-à-dire un cinéma au tournage « performatif ». Qui sait, peut-être viendra le jour où le couple Serra-Magimel (Benoît Magimel, l’acteur qui incarne le Haut-Commissaire De Roller) sera le sujet d’un film documentaire comme il l’a été pour le couple Herzog-Kinski.

(du côté de don Diego de Zama)
Certes, dans ce cas, à Magimel il faudrait ajouter les Lluis Carbó, Vicenç Altaió et surtout Jean-Pierre Léaud, pour honorer cette série d’alter ego héroïques, de Don Quichotte (Honor de Cavelleria, 2006) à Louis XIV (La mort de Louis XIV, 2016) en passant par Casanova (Història de la meva mort, 2013). Je ne veux pas rentrer maintenant dans une interprétation psychologisante – aussi parce que c’est peut-être Lluís Serrat, l’éternel valet candide et/ou malin, qui constitue le vrai alter ego de Serra – mais, pour Pacifiction, souligner la présence d’un protagoniste à la masculinité complexe, à la fois dominateur et fragile, qui résiste et se perd dans un paysage insaisissable. C’est la raison pour laquelle ma courte mémoire cinéphile revient à la figure de don Diego de Zama dans le film homonyme de Lucrecia Martel (Zama, 2017), également perdu dans les miasmes tropicaux d’un embrouillement politique sans issue. Plus que nu, le roi-De Roller est suspendu, suspendu au suspense d’un environnement de plus en plus indéchiffrable, de plus en plus confus – qu’il s’agisse du climat, des relations sociales, ou bien des relations de genre. Oui, à ce propos, le fil rouge de la queerness, dans Pacifiction, est assumée plus comme occasion de naufrage que comme chance… En tout cas, c’est fondamentalement la nature qui se confond à l’artifice, comme il est évident par des paysages de carte postale où le réel lui-même se fait kitch, réellement irréel. Le paradis de l’île du Pacifique est entièrement traversé par la fiction la plus artificielle, fabriquée, trafiquée, jusqu’aux intrigues géopolitiques qui ne révèlent que la petitesse de l’homme.

(du côté de Richard Wagner)
Si Pacifiction est un hymne à l’ambiguïté, cela ne concerne pas seulement les relations entre les personnages, et celles entre les personnages et l’environnement. Le film d’Albert Serra est un hymne à l’ambiguïté cinématographique, car c’est au niveau de la dramaturgie que la narration se plaît à s’égarer sur les plages de l’ambiguïté. Cet effet cinématographique est obtenu par le travail de Serra à la table de montage – apparemment occupée par 538 heures de film et plus de 1300 pages de transcription de dialogues, et partagé avec Ariadna Ribas et Artur Tort. Une scène iconique comme celle du stade, la nuit sous la pluie, où les deux antagonistes semblent (vouloir) s’affronter dans un style spaghetti western, s’arrête juste au milieu de l’action ; le monologue dans la voiture, moment clé de la narration, semble introduire un véritable règlement de comptes, mais il est suivi par une scène improbable qui n’ajoute ni n’enlève grande chose à une quête désormais pathétique. Les exemples pourraient se multiplier, et tous démontrer un renvoi systématique de la tension narrative par coups de "soustractions de climax" – une technique bien rodée par les compositions wagnériennes. Le récit de Pacifiction se relance ainsi par soustraction, et se définit par ce « tourner en ronde », ou en « spirale » dont les détracteurs du Haut-Commissaire l’accusent.

(du côté de Shéhérazade)
Et je reviens alors au malentendu initial dont j’étais victime avant de voir le film et sans m’être informé sur le sujet : en n’ayant pas connaissance de Tahiti et donc du Pacifique, j’imaginais un film qui essaie de croiser la question de la fiction avec non pas l’environnement et les enjeux des îles océaniques, mais avec la question de la paix. Intuition heureuse, finalement, car Pacifiction nous dit peut-être qu’il n’y a pas de paix sans les errances de la narration et les machinations des caméras, et que le dispositif du cinéma peut se renouveler seulement s’il renonce aux clichés spectaculaires de la violence, en assumant le travail des négociations de paix jusqu’à payer le prix d’une ambiguïté irrésoluble. Ce qui était le travail de Shéhérazade. Un sujet et une figure, cette fois-ci féminine, qui inspireront le prochain film d’Albert Serra ?

 

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Screenings in Swiss cinema theatres 

EVENT! Filmexplorer presents the Basel premiere at the Stadtkino the 5th of January 2023 in presence of Albert Serra (Q&A by Giuseppe Di Salvatore)

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Pacifiction | Film | Albert Serra | ES-DE-FR-PT 2022 | 163’ | Geneva International Film Festival 2022

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First published: December 29, 2022