Ouistreham

[…] « Donner la voix » à ceux qui ne l’ont pas, montrer les invisibles : est-ce vraiment bien ? Ici se cache tout le dilemme de l’intellectuel engagé, à la fois confortable et inconfortable voire coupable dans son privilège de voir, savoir, et surtout de « pouvoir » dire et montrer…

[…] Ce sera plutôt du côté de la narration filmique qu’on louera Carrère pour sa capacité de jouer avec les ambivalences, à partir du jeu de Juliette Binoche jusqu’aux détails descriptifs qui révèlent une grande finesse d’observation du réel.

Juliette Binoche est Marianne Winckler, alter ego fictionnel de Florence Aubenas, journaliste qui se faufile en 2009 parmi les invisibles dans la machine bureaucratisée du marché du travail – et du chômage – pour enquêter, révéler et dénoncer les conditions des travailleurs exploités dans son récit Les Quai de Ouistreham, 2010. Au nom de ces bonnes intentions documentaristes, elle décide de faire l’expérience à la première personne des conditions de travail des invisibles, en se faisant passer pour chômeuse et en « jouant » jusqu’au bout son rôle de simple parmi les simples. Nous pourrions avoir un plaisir cynique à voir Juliette Binoche – car nous verrons toujours « la Binoche » derrière une Marianne fictionnelle quelconque – se presser pour nettoyer les « chiottes » d’un camping et se faire réprimander par des petits chefs exploiteurs. Cela dit, notre approbation indignée de ce bon « travail » de dénonciation reste bizarrement mélangée à une saveur misérabiliste qui, elle, finit souvent par ressembler à du paternalisme.

Le dilemme de l’intellectuel

« Donner la voix » à ceux qui ne l’ont pas, montrer les invisibles : est-ce vraiment bien ? Ici se cache tout le dilemme de l’intellectuel engagé, à la fois confortable et inconfortable voire coupable dans son privilège de voir, savoir, et surtout de « pouvoir » dire et montrer, à la recherche d’un rachat moral qui passerait par l’émancipation des impuissants, généreusement élevés à la visibilité. Mais, justement, ne devrait-il pas, l’intellectuel engagé, plutôt créer les conditions pour que la voix, à la place d’être donnée, soit « prise » par les invisibles dans un mouvement autonome d’émancipation ? Certes, le prix à payer, pour lui, est de renoncer à l’applaudissement reconnaissant de « ses » émancipés.

Or, les travailleurs exploités d’Ouistreham finiront par applaudir Marianne lors de son heureux retour à la vie d’écrivaine. En réalité, le final inventé par Emmanuel Carrère est double car, contrairement aux ex-collègues qui applaudissent, les deux amies les plus intimes de Marianne ne lui pardonnerons pas d’avoir bâti leur amitié sur le mensonge, et lui rappellerons que la liaison personnelle n’est pas séparable de la liaison « sociale », c’est-à-dire de la liaison qui se crée en vertu de la solidarité de classe sociale. Pas d’humanisme sans déterminisme social, pour le dire avec un slogan. Marianne/Binoche a bien partagé, réellement, les travaux les plus humbles et durs avec elles ; mais ce n’est pas cela qui les a rapprochées. C’était plutôt le partage du désespoir, de l’inévitabilité de leur condition. Marianne reste une touriste, car ce qui est dur dans le nettoyage des chiottes ce n’est pas le nettoyage lui-même, mais le fait qu’il n’est pas choisi librement, comme dans le cas de Marianne. Ce qui est dur, c’est qu’il est subi comme une nécessité, et une nécessité non temporaire.

L’éthique de la troisième personne

Comme cela est désormais évident, j’aurais tendance à esquinter la figure de Marianne/Binoche, qui dans le film semble vouloir exemplifier le dilemme de l’intellectuel et l’ambivalence de sa position morale. Non, Marianne n’a pas vraiment besoin d’en faire l’expérience à la première personne pour dénoncer une condition qui n’est pas la sienne. L’humilité et le respect de la part de l’intellectuel par rapport à ce qui n’est pas son milieu passe plutôt par l’acceptation de la troisième personne, l’assomption de la distance qui constitue sa relation à l’Autre, car la seule façon de ne pas abuser d’une asymétrie de pouvoir, comme l’anthropologie le sait bien, est d’éviter toute dissimulation et toute prétention de neutralité. Marianne/Binoche est alors la figure de l’arrogance gnostique, la figure du paradoxe moraliste propre au paternalisme bien intentionné – malgré le fait que Carrère semble vouloir nous faire croire qu’il y aurait un véritable dilemme dans cette figure, une véritable ambivalence. Ce sera plutôt du côté de la narration filmique qu’on louera Carrère pour sa capacité de jouer avec les ambivalences, à partir du jeu de Juliette Binoche jusqu’aux détails descriptifs qui révèlent une grande finesse d’observation du réel.

Une pirouette autocritique ?

Mais admettons que Carrère lui-même penche pour une claire forme d’autocritique, admettons qu’Ouistreham veut réussir en tant qu’aveu de l’échec de l’intellectuel gnostique, touriste de l’Autre. Marianne/Binoche fonctionnerait alors comme une sorte de projection de l’auto-humiliation du réalisateur en tant qu’arrogant touriste de la souffrance des autres. Se rachèterait-il, le réalisateur, grâce à son auto-accusation ? Ou ne s’agirait-il pas finalement d’une forme exceptionnellement perverse d’exploitation des travailleurs (tous acteurs non-professionnels, magnifiquement choisis, comme toujours, par le talent d’Elsa Pharaon) et des spectateurs, pour mettre en scène le drame privé de la mauvaise conscience d’un intellectuel ? N’aurait-il pas été mieux d’employer tous ces moyens économiques et artistiques pour porter jusqu’au but cette auto-dénonciation et se mettre en relation et en conflit avec sa propre classe sociale, en pointant du doigt, par exemple, le patron de la (version fictionnelle de la) Brittany Ferries ?

Trop timide pour être un documentaire dissimulé en fiction, si Ouistreham célèbre l’assimilation du réalisateur Carrère à son héroïne gnostique, le film ne peux alors qu’irriter le spectateur qui ose prendre ces travailleurs normands au sérieux. Si en revanche Carrère vise l’exhibition d’une autocritique qui se veut une dénonciation de l’intellectuel engagé et paternaliste à la fois, on se demandera si ce repli du film dans l’autoanalyse ne finit pas par exploiter, de façon indirecte mais définitive, ces travailleurs dont on dit, de façon paradoxale ou bien perverse, dénoncer l’exploitation elle-même.

Certes, dans tous les cas ce film aura obtenu un résultat important grâce à la grande efficacité réaliste de sa dimension descriptive : nous regarderons désormais autrement les services offerts par les ferries et – peut-être – toute offre aux prix (trop) bas. Le prix pour obtenir ce résultat, en revanche, reste haut…

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Ouistreham | Film | Emmanuel Carrère | FR 2020 | 107’ | Zurich Film Festival 2021

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First published: January 16, 2022