The Breaking Ice

[…] Discrétion, délicatesse, sensibilité seraient des mots bien choisis pour qualifier le cinéma que continue de développer ici Anthony Chen.

Un jour d’hiver maussade, par un de ces hasards étranges qui font le sel de la vie, je me suis retrouvé à bord d’une voiture stationnée sur le parking d’un multiplexe quelconque, à la périphérie d’une ville anonyme, en compagnie d’Anthony Chen. Installés tous les deux à l’avant du véhicule, nous regardions un mélange de pluie et de neige fondue adhérer mollement au pare-brise. Ma vie était alors à l’image de la montre que porte un des trois protagonistes de The Breaking Ice : à l’arrêt.

Pour remettre un peu de couleur dans cette grisaille, nous nous étions mis en tête d’énumérer les auteurs à l’origine de nos plus grandes émotions esthétiques, celles qui avaient contribué à changer en profondeur nos visions du monde respectives et, dans le cas de Chen, à susciter une vocation de cinéaste. Je me souviens encore de cet instant où, telle une évidence, le nom de Hou Hsiao-hsien est arrivé dans la discussion. Le visage d’Anthony s’est alors illuminé et j’ai pu y lire tout le respect et l’admiration que le réalisateur singapourien éprouvait pour son célèbre homologue taïwanais.

Les années ont passé. Il est probable que les yeux d’Anthony Chen ne brillent plus avec la même candeur à l’évocation de Hou Hsiao-hsien, car ce dernier, frappé par une maladie incurable, a été contraint de prendre définitivement ses distances avec le cinéma. On pense à Hou, au langage qu’il a inventé, à la puissance d’envoûtement de ses films, au ravissement qu’ils nous procurent et continueront de nous procurer. Les années ont passé mais l’influence de Hou, et d’un de ses films en particulier – Millennium Mambo –, sorti il y a 23 ans, reste prégnante sur tout un pan du cinéma asiatique contemporain. Une œuvre fondatrice dans sa manière de générer une sorte d’iconographie moderne – disons : le spleen d’une jeune génération déterritorialisée. Son errance, urbaine en grande partie. Son refuge dans les plaisirs de la nuit. Ses tentatives d’échapper au paysage complexe, brutal, de l’hypermodernité.

Récemment encore, j’ai pu retrouver dans certaines propositions venues d’Asie quelque chose qui regardait en direction du chef d’œuvre de Hou Hsiao-hsien. Moins dans l’idée de prolonger l’audace d’un geste de cinéma qui nous immerge dans une expérience purement sensuelle du temps, que d’en exploiter les motifs résiduels – ici une séquence de night-club rythmée par les battements d’un set électro, là un travelling planant dans le sillage de jeunes gens à moto ou en voiture à travers la ville. Au risque, parfois, de tomber dans le piège d’une imagerie un peu facile, comme cela m’a semblé être le cas du franco-cambodgien Davy Chou il y a peu (Retour à Séoul, 2022) ou, avant lui, de Yeo Siew Hua (Les Étendues imaginaires, 2018), un autre metteur en scène natif de Singapour.

…un film confortable qui nous entraîne sagement en terrain connu

Qu’en est-il donc de ce troisième long métrage d’Anthony Chen, The Breaking Ice (Un hiver à Yanji dans son appellation pour le public francophone) ? Haofeng, originaire du Henan mais cadre dans la finance à Shanghai, se rend à Yanji, aux confins de la Chine, pour assister à la noce d’une lointaine connaissance. Taciturne et peu concerné par la cérémonie, il fait la rencontre de Nana, une jeune guide touristique et de Xiao, son ami cuisinier. Ce duo désinvolte entraîne à sa suite Haofeng dans un enchaînements de nuits festives, entrecoupées de balades le long du fleuve séparant la Chine de la Corée du Nord. Canevas assez limpide, qui augure d’une histoire d’amitié amoureuse à la Jules et Jim (1962) auquel on pense forcément, mais – et c’est heureux – sans la valse-hésitation sentimentale ni la veine mélodramatique voulue par François Truffaut pour son film.

Si Anthony Chen répète à son tour ces figures – la jeunesse en déshérence, les boites de nuit, les virées motorisées – portées à leur plus haut point d’incandescence par les films de Hou Hsiao-hsien, il le fait avec une modestie appréciable et sans volonté d’occuper le même espace que l’auteur taïwanais, que l’on savait engagé dans un cinéma de recherche plaçant le temps, son architecture, sa plasticité et sa profondeur métaphysique, au cœur d’un dispositif filmique ample et radical. Ici, point de prétention disruptive ou de saillie expérimentale. Dans sa dramaturgie comme dans sa direction artistique, The Breaking Ice est un film confortable qui nous entraîne sagement en terrain connu. Les acteurs qui incarnent le trio sont excellents. Sans tomber dans les affres d’un maniérisme excessif, la photographie parvient à restituer la lumière blanche et cristalline de cette froide région de Chine. Quant au montage, il fait la part belle à l’idée de fluidité et sait user quand il le faut de l’ellipse pour dynamiser un récit comptant en son sein quelques beaux surgissements – un air de guitare et une chanson entonnée à la fin d’une soirée de beuverie, une rencontre surnaturelle avec un ours, une étreinte qui détourne poétiquement l’usage du rideau de douche, prenant le contre-pied du Psycho (1960) d’Alfred Hitchcock et prouvant que cet accessoire peut générer bien autre chose que de l’effroi.

Discrétion, délicatesse, sensibilité seraient des mots bien choisis pour qualifier le cinéma que continue de développer ici Anthony Chen, dans la droite ligne de ses deux précédents longs métrages – l’attachant Ilo Ilo, Caméra d’Or à Cannes en 2013, et Wet Season en 2019. Bizarrement, si The Breaking Ice est son premier film tourné et produit en Chine, qui plus est dans une géographie très singulière – celle de cette enclave limitrophe de la Corée du Nord dont la langue et les mœurs empruntent aux deux cultures –, le metteur en scène ne fait qu’effleurer cette frontière problématique en faisant planer sur son intrigue l’ombre d’un fugitif coréen entré illégalement sur le territoire chinois, reflet du sentiment de désorientation existentielle partagé par ses trois protagonistes. Quand bien même la censure sévissant en Chine l’en aurait dissuadé, on sent que ce n’est pas le propos de Chen, cinéaste de l’intime beaucoup plus à son aise quand il s’agit d’enregistrer les failles émotionnelles de ses personnages ou de montrer comment ces derniers peuvent échapper au carcan d’une solitude à laquelle ils s’estiment condamnés.

Peut-on faire du grand cinéma en ayant peur du vide ?

En revoyant cette voiture au point mort au beau milieu de nulle part, je me souviens d’Anthony Chen comme d’un interlocuteur aimable et intranquille, que le succès d’Ilo Ilo et la sortie imminente d’un second long métrage ne suffisaient pas à rassurer quant à sa capacité de bâtir une œuvre susceptible de marquer les esprits. Et de fait, il me semble que tous les films réalisés à ce jour par Anthony ressemblent à des premiers films, avec les qualités – la fraîcheur, l’énergie, l’honnêteté, l’engagement et l’urgence de celui ou de celle qui saisit une opportunité en pensant qu’elle ne se représentera peut-être jamais plus –, mais aussi les défauts que l’on a coutume d’y trouver. Au registre de ce qui fragilise The Breaking Ice, il y a cette tendance au surlignage excessif des intentions prescrites par le scénario. Je pense en particulier à la musique d’ambiance, omniprésente, pour ne pas dire encombrante dans son rôle de guide émotionnel, et qui trahit un manque de confiance du cinéaste dans la matière dont il dispose – des personnages, un lieu, une saison, une lumière.

Peut-on faire du grand cinéma en ayant peur du vide ? La question se pose dans le cas d’Anthony Chen qui, en bon professionnel, propose une progression narrative cohérente, des personnages habilement caractérisés, une mise en scène qui s’emploie à rendre manifeste la dimension métaphorique de son récit. Le problème réside justement dans cette façon d’appuyer, à l’aide d’une écriture scénaristique désireuse de produire du sens et de la métaphore à tout prix – celle de la glace brisée, filée à l’excès, n’étant que la première d’une longue liste – et du recours à des procédés formalistes – ralentis, tremblé de la caméra, habillage sonore envahissant –, chaque bribe de discours ou chaque émotion induite par le film. De précipiter l’avènement de ces dernières, plutôt que de les laisser advenir naturellement ou même par accident – surtout par accident.

Dans une scène charnière de The Breaking Ice, Haofeng, lui-même hanté par la question du vide, et que l’on a déjà vu en situation de s’y jeter, feuillette les pages d’un volume de peinture traditionnelle chinoise. Un art qui brille par son usage parcimonieux de la couleur et du trait, de la matière et des outils employés. Un système de représentation du monde qui a fait du vide – la trame vierge du papier ou de la soie – l’élément matriciel de toute chose. Hou Hsiao-hsien n’a pas craint de s’en inspirer, comprenant intuitivement que c’était par l’inachevé, le vacant, le flou, bien plus que par le souci d’intelligibilité ou la surenchère de signes, que le cinéma avait une chance de se surpasser et de transcender son propre langage.

De fait, aussi studieux soit-il, ce troisième long métrage d’Anthony Chen ne parvient que trop rarement à faire décoller son sujet, à transformer ses louables intentions en quelque chose qui donnerait de l’ampleur et du relief à son propos. De ce point de vue, il est significatif de constater que le moment du film le mieux senti et le plus à même de piquer notre curiosité soit la séquence quasi-documentaire de pré-générique – des ouvriers découpent puis acheminent des blocs de glace dans le lit gelée d’une rivière.

Révélateur également le parallèle qu’il convient d’établir entre The Breaking Ice et un autre film d’hiver sorti ces derniers mois : About Dry Grasses de Nuri Bilge Ceylan. Tous deux étaient présentés au festival de Cannes l’an passé. Tous deux s’enracinent dans une province lointaine et enneigée. Dans un cas comme dans l’autre, le récit est raconté du point de vue d’un citadin désenchanté et mélancolique, s’articule autour d’un triangle amoureux dont la pierre angulaire est une figure de jeune femme blessée dans sa chair. Mais là où un Ceylan sûr de son fait parvenait à concentrer tous les enjeux de son film dans une seule métaphore – celle du dégel touchant un paysage et les âmes le peuplant –, une unique image incarnant la quintessence d’un climat, d’un état d’âme, d’un vertige ontologique, Chen a choisi la voie de la multiplication d’histoires annexes et d’images ostentatoires qui, à force de s’accumuler comme sur les pages d’un catalogue, finissent par perdre toute envergure poétique.

Reste ces instants de grâce que j’évoquais plus haut – l’ouverture sur la rivière gelée, la chanson de Xiao, l’apparition de l’ours, l’étreinte sous la douche – prouvant que lorsqu’il quitte ses réflexes  de bon élève et se libère de la contrainte d’illustrer un scénario – ces séquences n’étant pas déterminantes dans l’économie narrative du film –, Anthony Chen est un auteur qui ne manque ni de talent, ni de perspectives à offrir à son cinéma. Laissons-lui le temps de nous convaincre que l’orientation qui consisterait à croire plus fermement dans son regard et dans l’intelligence du public est, de toutes, celle qui lui réussirait le mieux.

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The Breaking Ice – Ran Dong | Film | Anthony Chen | CHN-SGP 2023 | 97’ | CH-Distribution: trigon-film

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First published: February 15, 2024