Gus Van Sant

[…] Cette idée de confrontation entre la réalité du récit et l’abstraction des formes se retrouve dans toute l’œuvre du réalisateur, inclassable par son hétérogénéité, toujours partagée entre narration et pure plasticité.

[…] Les formulations de Bazin rappellent la notion de “contrepoint” amené par S.M. Eisenstein, Vsevolod Poudovkine et Grigori Alexandrov qui explicitaient la nécessité du son en contrepoint à l’image dans les films à l’arrivée du cinéma parlant, afin d’éviter la simple illustration de l’image par le son, qui amènerait le cinéma à sa perte.

Gus Van Sant : essai sur le passage du concret à l’abstrait

L’exposition au musée de l’Élysée à Lausanne autour du génie et réalisateur Gus Van Sant octroie un privilège énorme à ses visiteurs : elle leur permet d’entrer de manière détournée dans toutes les strates de l’œuvre du cinéaste américain, auteur entre autres de seize longs-métrages projetés actuellement à la Cinémathèque suisse jusqu’au 21 décembre. À l’Élysée, tous les arts employés par Van Sant sont présentés, de la peinture à la photographie en passant par les croquis de préparation de tournage, comme lorsque sont exposés les dessins réalisés à la main des trajectoires des deux jeunes personnages du bouleversant Elephant.

Dès le début de l’exposition, une réflexion du réalisateur retient particulièrement l’attention : « Quand je tourne mes films, la tension entre récit et abstraction est capitale. Parce que j’ai appris le cinéma à travers des films faits par des peintres. À travers leur façon de retravailler le cinéma, et de ne pas adhérer aux règles traditionnelles qui le régissent ». Cette idée de confrontation entre la réalité du récit et l’abstraction des formes se retrouve dans toute l’œuvre du réalisateur, inclassable par son hétérogénéité, toujours partagée entre narration et pure plasticité.

À ce stade, il est étonnant de remarquer à quel point ce que dit Van Sant ici renvoie de manière évidente à l’analyse que fait André Bazin lorsqu’il parle du film Les Dames du bois de Boulogne (1945) de Robert Bresson : « Sans doute Bresson ne nous présente-t-il jamais toute la réalité. Mais sa stylisation n’est pas l’abstraction a priori du symbole, elle se construit en une dialectique du concret et de l’abstrait par l’action réciproque d’éléments contradictoires de l’image » (dans Qu’est-ce que le cinéma, 1975). Ainsi, pour Bazin, toute la poésie de Bresson découle d’éléments abstraits — comme ses décors épurés ou le « ton littéraire et anachronique des dialogues » qui s’entrechoquent à des éléments très concrets et créent ainsi une dialectique entre deux univers parallèles : « la réalité de la pluie, le bruissement d’une cascade […] ne s’opposent pas seulement aux simplifications du décor, à la convention des costumes et, plus encore, au ton littéraire et anachronique des dialogues ; la nécessité de leur intrusion n’est pas celle de l’antithèse dramatique ou du contraste décoratif : ils sont là pour leur indifférence et leur parfaite situation d’“étranger”, comme le grain de sable dans la machine pour en gripper le mécanisme ».

Ainsi la dialectique qu’André Bazin met en avant dans le film isole et rapproche différents niveaux de sa construction par un jeu de contrepoints qui met en valeur divers éléments en les opposant. Les formulations de Bazin rappellent la notion de “contrepoint” amené par S.M. Eisenstein, Vsevolod Poudovkine et Grigori Alexandrov qui explicitaient la nécessité du son en contrepoint à l’image dans les films à l’arrivée du cinéma parlant, afin d’éviter la simple illustration de l’image par le son, qui amènerait le cinéma à sa perte. C’est sur un aller-retour entre des éléments de réel et une forme d’abstraction, atteignant l’essence du récit par des mouvements contradictoires, qu’André Bazin construit son argumentation. Cet aller-retour entre l’abstrait et le concret est présent aussi dans les films de Van Sant, tout au long de sa carrière. Ainsi dans Gerry (2002) par exemple, lorsque les deux protagonistes se perdent dans le désert, il n’est pas rare de confondre les paysages avec les corps, les deux ne faisant qu’un, au détour d’éléments très concrets présents dans le film. D’une autre manière, la caméra flottante derrière les jeunes tueurs lycéens du film Elephant (2003) donne aussi au spectateur un fin mélange entre deux niveaux de réalité ; le mouvement lent et quasi fantomatique est hypnique alors que la situation est concrètement terrifiante. C’est de cette manière que la poésie opère, sans jamais préparer totalement le spectateur aux mélanges entre les différents niveaux du film…

Au-delà de la matière filmique, le musée de l’Élysée accueille de la même manière cette dialectique entre l’abstrait et le concret. Il produit déjà cet effet en mélangeant le processus créatif — des photos du réalisateur au travail — avec des extraits de films. Mais les différentes natures artistiques s’entrechoquent aussi sur d’autres niveaux : les peintures du cinéaste, ses portraits d’hommes grossièrement dessinés parviennent à émouvoir par leur simplicité, accrochés en face d’extraits de films profondément immersifs et aux tonalités provocatrices, le tout dans des recoins obscurs de l’exposition. Le visiteur passe de l’ombre à la lumière et les histoires s’entremêlent…

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Gus Van Sant | Exhibition | Musée de l’Elysée Lausanne | 25/10/2017-7/1/2018

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First published: November 28, 2017