About Dry Grasses

[...] Formellement, « Les herbes sèches » opère une brillante synthèse entre le cinéma verbal et le cinéma de pure situation développés par le cinéaste turc.

Essai sur le cinéma de Nuri Bilge Ceylan

Le cinéma organique de Nuri Bilge Ceylan – en partant des Herbes sèches

Depuis qu’il s’est miraculeusement levé dans le cimetière de Kasaba (1997), faisant advenir à la conscience de deux enfants l’existence d’un principe de vie et de mort à l’œuvre dans toute chose, le vent n’a plus jamais cessé de souffler dans les longs métrages de Nuri Bilge Ceylan, emportant au loin les paroles, les espoirs et les aspirations des trois générations d’une même famille dans Nuages de mai (1999), s’infiltrant dans les rêves nocturnes d’un cinéaste raté dans Uzak (2002), poussant une larme sur la joue d’une madone triste dans Les climats (2006) ou mettant à vif la fragilité d’hommes égarés dans les vastes steppes d’Il était une fois en Anatolie (2011). Le voici qu’il se manifeste à nouveau dans Les herbes sèches (About Dry Grasses), sifflant dans les poêles à bois près desquels les personnages conversent douillettement, chassant l’hiver et faisant surgir l’été au détour d’une merveille de fondu enchaîné, transformant, à la faveur d’une légère suspension du temps, une jeune fille à la chevelure incrustée de neige en gorgone fascinante.

De quelques figures et motifs « ceylanesques »

Films après films, Nuri Bilge Ceylan construit une œuvre magistrale, organique. Chaque nouveau métrage ressemble à la somme des précédents. Les herbes sèches ne déroge pas à la règle, résumant, redistribuant, approfondissant tout en éclairant d’un jour nouveau des motifs – le vent, la neige, la petite ville de province, l’intellectuel, la jeune femme insaisissable – ou des thèmes – le pouvoir catalyseur de la nature et des saisons, la masculinité en crise, le renoncement moral, idéologique, artistique – chers au cinéaste turc. Ainsi, d’un film à l’autre, des lieux, des images et des figures obsessionnelles se répètent ou se font écho, au point que certaines séquences issues d’opus différents apparaissent logiquement complémentaires et littéralement contiguës. Pensons à cet émouvant plan de Kasaba dans lequel un jeune homme, filmé de dos sur un chemin, quitte sa ville natale. Celui-ci trouve son parfait contrechamp dans la scène introductive d’Uzak, tournée neuf ans plus tard : marchant dans la neige, un personnage tourne le dos à sa ville natale pour s’avancer sur la route menant à Istanbul.

Ceylan reprend cette image d’une silhouette perdue dans l’immensité glacée en ouverture des Herbes sèches, mais il en inverse les polarités : le jeune homme qui progresse péniblement dans la poudreuse n’est plus si jeune, et plutôt que de partir pour la grande ville, il en revient. Enneigée elle aussi, la dernière séquence du Poirier sauvage (2018) se terminait sur l’image d’un trou creusé dans un sol aride. Il est à nouveau question d’un trou dans cette première scène des Herbes sèches, d’un « trou paumé », pour reprendre les propos de Samet, cet enseignant qui se morfond depuis quatre ans dans un village reculé d’Anatolie, avec l’espoir d’être un jour muté à Istanbul. Samet qui, du reste, partage de nombreux traits de caractère avec Sinan, l’aspirant écrivain du Poirier sauvagedeux intellectuels bêcheurs, impatients, vaguement misanthropes. À la source de ces personnages, Akin Aksu, jeune auteur dont les écrits autobiographiques ont nourri les deux dernières œuvres en date de Ceylan. La reconduction d’Aksu au poste de co-scénariste de ce nouvel opus pouvait éveiller quelques craintes, tant Le poirier sauvage échouait à se hisser au niveau d’excellence auquel Nuri Bilge Ceylan nous avait habitué jusqu’alors. En dépit d’une séquence assez inoubliable de rencontre clandestine sous des arbres battus par le vent – le héros se laissant embrasser jusqu’au sang par une Emma Bovary des champs –, ce film était trop proche d’un autre déjà fait et bien fait – Nuages de mai –, et souffrait de quelques approximations dans son écriture. Inégale, la mise en scène multipliait sans génie les champs-contrechamps, les plans de coupe, et s’égarait dans des travellings filmés au drone ou à la steadycam. Même la photographie, d’ordinaire si soignée dans ce cinéma, ne rendait guère justice à la splendide lumière d’automne baignant la majeure partie du film, lumière qui s’accommodait fort mal du grain fluctuant de l’image vidéo. En résultait un sentiment de carence, de déséquilibre dans la matière même de ce que Le poirier sauvage voulait signifier.

Du verbe et de la pure situation

Avec Les herbes sèches, Nuri Bilge Ceylan renoue avec cette assurance formelle et narrative qui était la sienne lorsqu’il accouchait des chefs-d’œuvre que sont Il était une fois en Anatolie et Winter Sleep (2014). Mieux, il semble être parvenu à un point d’équilibre entre ce que chacun de ces deux films proposaient de singulier en termes de langage cinématographique. Le très dialogué Winter Sleep amorçait un tournant dans l’expression du cinéma de Ceylan, fondé jusque-là sur des éléments visuels plutôt que verbaux. Si son premier court métrage, Koza (1995), était dénué de parole, Kasaba puisait lui dans les ressources du langage et de l’oralité pour tenter d’assouvir un fantasme auquel son auteur, amoureux de Tchekhov et lecteur assidu de Dostoïevski, n’a jamais renoncé : trouver un équivalent cinématographique à cette grande littérature russe qu’il aime tant. Mais la frontalité artificielle de certaines séquences de dialogue, ainsi que la mise en scène quelque peu engourdie de ces dernières, avaient convaincu le cinéaste débutant de revenir à une forme plus lacunaire et comportementaliste. Un cinéma de pure situation qui, soucieux de la mise en espace des personnages à l’intérieur du cadre, friand d’effets de dilatation du temps et de digressions poétiques, devait arriver à son point d’incandescence avec ce qui ressemble au sommet d’une filmographie : Il était une fois en Anatolie.

Avec Winter Sleep, Ceylan osait repartir d’une page blanche, rebattant les cartes de son cinéma pour laisser aux dialogues la responsabilité de faire progresser le récit, de le structurer, avec cette gageure qu’une conversation longue et statique filmée dans son intégralité puisse nous captiver tout autant qu’un mouvement d’appareil virtuose ou qu’un somptueux travail du cadre. L’audace fut récompensée d’une Palme d’Or, mais reconduite avec plus de difficulté dans le film suivant où cette manière de filmer la parole déconcertait dans la mesure où ce que l’on retenait du Poirier sauvage était surtout de l’ordre de la sensation – une rafale de vent dans les chênes, un baiser volé, une averse de neige, l’image saisissante d’un nouveau-né recouvert de fourmis, des moments de mutisme, de flottement du sens, quand l’implicite refait surface et laisse entrevoir de vertigineuses perspectives. On pouvait sentir l’hésitation d’un cinéaste partagé entre son goût pour un naturaliste pictural, son rapport naturellement épiphanique au monde, et cette volonté nouvelle de forcer les limites du langage cinématographique en ayant recours à des dispositifs de rhétorique importés du théâtre.

De visages et de paysages

Le verbe occupe encore une place centrale dans Les herbes sèches, mais le film sait aussi respirer par d’autres voies. Une des plus passionnantes est celle qui s’attache à l’art du portrait, que Ceylan thématise à plusieurs endroits de son long métrage. Au travers par exemple des photographies que Samet réalise à ses heures perdues et dont l’apparition plein cadre agit soudain comme une suspension dans le fil des conversations et du récit. Des hommes, des femmes, des enfants, paysans et gens de peu, seuls ou en groupe, rencontrés dans leurs cadres de vie – les hameaux et les contrées rurales des confins d’Anatolie. Le cœur d’une démarche artistique sincère, patiente, humaniste et désintéressée, qui étonne d’autant plus que son dévoilement infirme ce que les nombreuses phases dialoguées du film laissent entendre du tempérament de l’enseignant. Ces portraits qui reprennent le format cinémascope cher au cinéaste depuis Les trois singes (2008) sont en réalité issus du travail photographique que ce dernier poursuit depuis plusieurs décennies, auxquels s’ajoutent les images plus récentes signées de son épouse, Ebru Ceylan. Le portrait y apparaît toujours comme la symbiose entre un individu et le paysage qui l’a pétri, façonné, les deux composantes – visage et paysage – bénéficiant d’une attention égale. Et en effet, chez ce grand portraitiste de la condition humaine et des cycles de la nature qu’est Nuri Bilge Ceylan, le visage ne manque pas de s’affirmer comme étant le produit de ce qu’un paysage – son histoire, sa météorologie, son climat, sa lumière – a déposé sur lui et en lui. À l’inverse, ces paysages dont il parvient à restituer la vibration profonde sont souvent envisagés comme les reflets des états d’âme de personnages sensibles à la propriété consolatrice, presque magique, des saisons. De Kenan le colocataire mielleux à Feyyaz, la tête brûlée du village ; de Sevim, la collégienne sibylline à Nuray, l’activiste éclopée, c’est à une édifiante galerie de portraits que nous invite, dans le sillage de celui de Samet, l’auteur des Herbes sèches. Au milieu de toutes ces figures nous retiendrons notamment celle de Nuray, tragique et disloquée dans son essence – militante d’extrême-gauche, elle a perdu une jambe lors d’un attentat – et dont la noblesse des idéaux percute le désenchantement presque maladif de Samet, faisant sourdre une mélancolie qui se diffuse au reste du film.

De la jeunesse perdue

Davantage que dans les précédents longs métrages de Ceylan, l’exercice du portrait s’enrichit ici d’une dimension politique prenant acte des turbulences traversées régulièrement par la société turque, en particulier celles subies par une jeunesse désireuse de s’émanciper mais qui doit composer avec le cynisme et l’immobilisme d’un état dogmatique, autoritaire. Cette même jeunesse à laquelle le réalisateur rendait un hommage vibrant en soulevant sa Palme d’Or à Cannes, dédiant son prix aux victimes des manifestations durement réprimées par le régime d’Erdoğan en 2013, un régime et un personnage que le cinéaste ne cite jamais nommément, préférant emprunter les chemins détournés mais non moins puissants de la parabole. Car en dernier ressort, ces herbes sèches évoquées par Samet dans son monologue final, ces herbes insignifiantes qui ont jauni sans rien connaître de la verdeur et des joies du printemps, ne renvoient-elles pas à cette jeunesse perdue, cette jeunesse sacrifiée du peuple de Turquie ? Il fallait bien toute la compassion d’un maître pour transformer cette métaphore en émotion humaine et universelle.

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Screenings in Swiss cinema theatres

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About Dry Grasses – Les herbes sèches – Kuru otlar üstüne | Film | Nuri Bilge Ceylan | TK-FR-DE-SUE | 197’ | Geneva International Film Festival 2023 | CH-Distribution: trigon-film

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First published: November 26, 2023