Dal pianeta degli umani

[...] Giovanni Cioni interroge les images des époques passées et présente les artefacts qu’elles produisent et leurs cortèges de fables mortifères. L’Autre existe-t-il par les milliards d’images prises par lui et de lui-même ?

[...] Par fragments stupéfiants, improbables, incomplets forcément, articulés les uns aux autres de façon volontaire à la manière d’un poème épique, tant l’histoire des hommes est bondissante, et en métaphores salutairement provocatrices, le récit tisse son réseau de sens.

Text: Jean Perret

C’est bien une échographie qui dès le début du film esquisse le propos du cinéaste italo-belge Giovanni Cioni, cette image granuleuse en noir et blanc qui étudie les tissus, afin de rendre les épaisseurs et volumes des textures auscultées. Un passage entre l’Italie et la France, à Vintimille. Une géographie de mer, de montagnes aux pentes abruptes, d’autoroutes et de routes nationales. Des villas luxueuses, perchées sur les rochers, ceintes de jardins exubérants, des cages de singes abandonnées, des citernes d’eau occupées par des cœurs de grenouilles. Au poste français, des containers enferment le temps d’une nuit les migrants arrêtés, avant d’être reconduits à la frontière italienne. Et dans ce paysage mythique de la Côte d’Azur, il y a tracé le sentier de la mort, escarpé, dangereux, ou de la vie, selon qu’il s’ouvre ou se ferme sur les migrants qui le parcourent clandestinement.

C’est ici, en Italie et en France, côte à côte, que se trouve le point de départ et d’arrivée du parcours méditatif du cinéaste, qui arpente ce territoire caméra au poing, tout autant que le regard plongé dans les archives documentaires et de fictions des années 1920 à 1950. « Il était une fois, en ce temps-là » répète-t-il en quête d’un récit qui puisse donner sens à cet espace stigmatisé de souffrances et d’espérances, de silences et de grandiloquences, de grandes et de petites histoires. On découvre la folie de Serge Voronoff, chirurgien qui greffa des tissus de testicules de singe chez l’homme. Son ambition, revitaliser l’espèce humaine en travaillant à sa réjuvénation. Croire en la vie, oublier la mort. Il occupa une villa féerique, tint grande vie en ce temps de la Belle Époque suivi de la montée des fascismes, aux dos desquels la colonisation a asservi des peuples, dont certains échantillons sont exhibés dans des zoos humains (voir à leur propos Rendez-vous au zoo, film de Christophe Schaub – 1995).

Giovanni Cioni parle d’une voix tempérée et grave, en italien ou en français selon la version du film, tisse des liens entre les époques, radiographie les films des colons, évoque ses rencontres avec des migrants, rappelle la mort d’une Érythréenne de 14 ans le long de la voie ferrée, raconte les solidarités improvisées… Le montage signé Philippe Boucq épouse par ses tours et détours le cheminement d’une réflexion qui fait vertu de l’art de la digression. Le cinéaste regarde de côté, intègre singes martyrisés et grenouilles assignées à résidence, il pratique l’élargissement, le débordement de la pensée intuitive et savante. Il essaie, s’essaie à voir, montrer, dire. À l’épicentre de cet authentique essai, se trouve les questions de la vie, laquelle ne peut contempler la mort et de la mort qu’il faut affronter pour vivre. Giovanni Cioni interroge les images des époques passées et présente les artefacts qu’elles produisent et leurs cortèges de fables mortifères. L’Autre existe-t-il par les milliards d’images prises par lui et de lui-même ? Comment prendre pied dans le temps réel et chercher à saisir combien il est intriqué dans des histoires qui n’ont rien à voir entre elles et qui, néanmoins, ont tout à voir entre elles ?

Par fragments stupéfiants, improbables, incomplets forcément, articulés les uns aux autres de façon volontaire à la manière d’un poème épique, tant l’histoire des hommes est bondissante, et en métaphores salutairement provocatrices, le récit tisse son réseau de sens. Sa partition dont participe intimement la musique de Juan Carlos Tolosa et le design sonore de Saverion Damani, exhale une désillusion d’ordre général. Dal pianeta degli umani est ainsi engagé à partager des paroles et des images virulentes et attentionnées en des gestes tant politiques que poétiques. On peut penser à King Kong, ce film de 1933 cité en fin du film par Giovanni Cioni : mitraillé par les flashs des photographes, le gorille géant se déchaîne, terrorise le public pour tenir ensuite dans sa patte, précautionneusement, l’héroïne de l’aventure.

 

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Dal pianeta degli umani | Film | Giovanni Cioni | IT-BE-FR 2021 | 84’ | Locarno Film Festival 2021

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First published: August 26, 2021