Lucie perd son cheval

[…] Le cinéma, réduit à sa tâche essentielle : inscrire des figures humaines dans le monde.

[…] Claude Schmitz enregistre cette vacance qui ne semble promise à aucune fin, où l’instant s’éternise et le temps dure longtemps. Il a la folie de croire que quelque chose peut s’y inventer, et le résultat lui donne raison : de la durée, donc du cinéma.

Text: Emilien Gür

Le cinéma de Claude Schmitz imagine des manières d’« être là » : depuis Le Mali (en Afrique) (2015), ses courts, moyens et longs métrages sont peuplés de personnages qui n’ont rien d’autre à faire qu’habiter le présent. Projet radical qui puise sa source dans le désœuvrement, situation existentielle réservée d’habitude aux dandys d’une certaine classe, que le cinéaste belge a la générosité de partager avec le peuple bigarré qui habite ses films : une troupe de collaborateur.rice.s fidèles venu.e.s d’horizons sociaux divers.

Sur ces prémisses s’élaborent des œuvres parfois frondeuses, ludiques toujours. Car le désœuvrement menace l’ordre établi, à commencer par celui du cinéma « moyen » avec ses formules toutes faites, qui soumet le réel au joug du récit : lorsqu’il n’y a rien d’autre à faire qu’« être là », les artifices narratifs ont vite faits d’être rangés au placard. Plus encore, les films de Claude Schmitz provoquent l’ordre social et son organisation du temps vouée à la productivité : leurs personnages ne montent pas de plans de carrière, mais s’efforcent de vivre le présent. D’où l’importance du jeu, seule façon de rendre habitable ce temps suspendu, sans passé ni futur.

Le jeu du cinéma

Diptyque à la fois grave et léger noué autour des « thèmes » de la quête de sens et du désœuvrement, Lucie perd son cheval ne déroge pas à la règle du jeu qu’est le cinéma de Claude Schmitz : esquisser un récit dont les enjeux ont tôt fait de passer au second plan, pour laisser la place à des personnages-acteur.rice.s d’exister. Dans la première partie du film, une comédienne, Lucie, passe des vacances chez sa grand-mère en compagnie de sa fille, et s’interroge sur son métier d’actrice auquel elle peine à trouver un sens. La nuit tombée, elle rêve qu’elle parcourt des paysages dépeuplés, vêtue d’une armure et montée sur un cheval, qui finit par prendre la fuite alors qu’elle s’octroie une sieste, la contraignant de continuer sa route à pied. Chemin faisant, elle rencontre deux femmes armurées comme elle, qui ont connu la même infortune avec leurs montures.

Avec ses prises de vues frontales et statiques, fragments d’un rêve qui a les mêmes couleurs que le réel, le film s’invente dans la friction entre désir d’aventure et prosaïsme, comme dans les jeux de l’enfance. La mise en scène, épurée, tire habilement parti de ce décalage pour nous positionner à la fois au-dehors et au-dedans de la fiction. À peine commencée, la quête de sens dans laquelle s’était lancée Lucie est mise en pause, pire, se transforme en bête recherche de cheval, mais comme le dit une de ses compagnes : « autant chercher une aiguille dans une botte de foin ». Il ne reste bientôt plus à faire aux personnages qu’à se demander ce qu’elles font là, et à trouver une réponse, peut-être, en imprégnant de leurs présences les paysages qu’elles traversent. Le cinéma, réduit à sa tâche essentielle : inscrire des figures humaines dans le monde.

Le théâtre du désœuvrement

La nuit tombée, les trois compagnes font lit de la terre avant de s’assoupir, blotties les unes contre les autres. On les retrouve quelques plans plus tard en proie au sommeil, étendues non plus au milieu de landes arides, mais sur la scène d’un théâtre à l’arrêt. Une fois sorties de leur sommeil, Lucie et ses compagnes sont enjointes de reprendre leurs rôles dans la pièce en production (Le roi Lear), mais personne n’a vraiment le cœur de se remettre à l’ouvrage. Sans que cela ne soit clairement dit, parce que les règles sont floues et les hiérarchies mises de côté, le champ est laissé libre aux personnages d’explorer les milles recoins du théâtre, faire connaissance et, parfois même, flirter.

Le film devient la peinture d’un théâtre où il ne se passe « rien ». Personne n’y travaille, et dès qu’on s’y met, les plombs pètent. Le technicien, Francis, met le metteur en scène au courant de son intuition : le théâtre serait une sorte d’entité qui agirait d’elle-même, comme une maison hantée. Son interlocuteur de lui répondre : « Le théâtre, c’est de la merde, faut juste être là ». Contraints au désœuvrement, les personnages sont libérés des tâches et des fonctions qu’ils étaient censés remplir. Mêmes les accessoires de scène sont rendus à leur matérialité première : « ce n’est pas du poulet, c’est du plâtre », s’exclame Lucie, gagnée par l’impression que tout lui échappe, avant de briser le simulacre en le jetant au sol. Claude Schmitz enregistre cette vacance qui ne semble promise à aucune fin, où l’instant s’éternise et le temps dure longtemps. Il a la folie de croire que quelque chose peut s’y inventer, et le résultat lui donne raison : de la durée, donc du cinéma.

Le ridicule et le poétique

Le temps capté et fabriqué par le film, c’est bien sûr celui, étiré, creusé, suspendu, du cinéma et de sa modernité, toujours à recommencer, mais aussi celui qu’il faut pour se changer d’abord soi-même puis le monde, c’est-à-dire trouver une façon de le rendre habitable. Au contraire de Lucie, incapable de « vivre sans quête », le jeune homme maladroit qui assiste le technicien du théâtre sait, lui, « vivre le présent », autrement dit bricoler avec ce qui se trouve à portée de main. Preuve en est la plus belle scène du film, durant laquelle il interrompt les instructions du metteur en scène pour présenter aux occupant.e.s du théâtre sa propre « création » : un numéro de scène aussi ridicule que poétique, inventé à partir d’objets trouvés sur le plateau, où une plante en pot est tirée au-dessus du sol par une poulie avant de disparaître dans un nuage de fumée. Au public laissé perplexe par la chose, il s’explique : le numéro n’est pas définitif, il doit encore y travailler. Foutaises. C’est justement de sa spontanéité que la performance tire sa beauté prodigieuse d’« être là ». Développée en vue d’une représentation ultérieure, elle deviendrait du théâtre. Autrement dit, de la merde.

 

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Screenings at the Solothurner Filmtage 2023 

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Lucie perd son cheval | Film | Claude Schmitz | FR 2021 | 80’ | Solothurner Filmtage 2023

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First published: January 20, 2023