Out 1: Noli me tangere

[…] Face à ce repli sur soi qui se nourrit d’aléas — nous sommes en 1970, dans l’après 68… —, je me retrouve enfin dans la meilleure des positions, maintenant, pour voir "un seul" épisode de «Out 1», choisi au hasard, voué à une perception fragmentaire, pourvu d’un "plot" dont je ne pourrai jamais reconstruire l’ensemble, qui d’ailleurs se tient autour d’un complot qui chante son échec.

[…] Et quand le discours s’approche d’Eschyle et surtout de Balzac, la sensation d’un vrai "plot" et d’un vrai complot jaillit. Ce sont des moments de plaisir, où l’on sent la polyphonie urbaine et la polyphonie relationnelle.

La Maison du Grütli projette les huit épisodes de Out 1 de Jacques Rivette, dans sa version récemment restaurée par son vieux chef opérateur, Pierre-William Glenn. L’affiche sur internet indique également une rencontre avec Glenn. J’arrive à Genève avec le regret de ne pouvoir voir que le sixième des huit épisodes (De Pauline à Émilie). Je me sens inconvenant, mais prêt à rater l’Œuvre de Rivette dans sa trame complexe. L’accueil chaleureux de Glenn me remet sur la bonne voie. Il explique : “out” vaut pour outsider, comme se voulait Jacques Rivette lui-même, qui semblait également être impliqué dans le sous-titre : noli me tangere… Dans sa belle présentation, Glenn continue sur le film en parlant de l’échec du complot, de l’échec du rêve révolutionnaire, de la plongée dans l’individualisme (a)politique, du décalage insurmontable entre le projet et son incarnation, du plaisir pour le jeu, et de l’infinité de ce jeu. Face à ce repli sur soi qui se nourrit d’aléas — nous sommes en 1970, dans l’après 68… —, je me retrouve enfin dans la meilleure des positions, maintenant, pour voir un seul épisode de Out 1, choisi au hasard, voué à une perception fragmentaire, pourvu d’un plot dont je ne pourrai jamais reconstruire l’ensemble, qui d’ailleurs se tient autour d’un complot qui chante son échec. « Il y a des questions ? » J’ai envie de demander à Glenn s’il pourrait improviser un synopsis, en sachant qu’il s’agirait de courtiser l’impossible — qui est justement la clé du projet de Rivette, ancré dans l’improvisation des acteurs, souvent eux-mêmes acteurs dans le film.

Des individus cherchent quelqu’un dans la ville, trames de stratégies désorganisées, pendant que le fleuve des voitures vrombit dans Paris et sa banlieue. Deux groupes d’acteurs essayent de réaliser le Prométhée de Eschyle, pendant qu’une figure troublée et troublante s’accroche à l’Histoire des treize de Balzac. D’autres femmes s’organisent autour d’une urgence, une jeune femme seule performe et provoque des hommes dans les bars. Les figures sont des fils qui s’entrelacent de temps en temps. Et quand le discours s’approche d’Eschyle et surtout de Balzac, la sensation d’un vrai plot et d’un vrai complot jaillit. Ce sont des moments de plaisir, où l’on sent la polyphonie urbaine et la polyphonie relationnelle. Oui, on pourrait en souligner l’inachèvement constant, mais c’est justement dans cet état de rupture continuelle — dans le montage aussi — que je vois un côté heureusement constructif dans le récit de Rivette. Ce qui au début apparaît comme échec et désespoir prend avec le temps la forme de l’expérimentation, de l’essai. Rivette tisse des questions ouvertes, la suspension étant le centre de son tourbillon narratif.

Certes, la parole célèbre son propre triomphe : chaque scène fonctionne exclusivement grâce aux mots, aux phrases, la parole est le seul accrochage de ce monde de suspension, la parole domine, dessine le seul horizon filmique de Out 1, dans un manque dramatique de musique. Tout dire, tout expliciter ; même l’absurdité ne réussit pas à tenir sa place et s’effondre systématiquement dans le vouloir-dire. L’excès de la parole se cristallise dans une omnipotente confession narcissique. Après avoir fait le deuil du son, on s’habitue aussi à faire le deuil de l’image : un peu engloutie par la performance, un peu asservie aux symboles, l’image demeure dans tous les cas au deuxième plan.

Le film est donc bien difficile, enfin, très joué mais non théâtral, une histoire impossible, perdue dans l’anarchie du geste et la dictature de la parole. Mais la fascination du complot reste, résiste, même s’il est voué à l’échec ; reste le plaisir du complot. Le complot sans plot dessine un paysage de fragments — ou de ruines — avec lequel chacun peut se plaire à dessiner à son tour un parcours imaginaire. Je sors de la salle plein d’idées, et d’envie de construire. La difficulté du film devient son incroyable énergie.

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Out 1 : Noli me tangere | VI : De Pauline à Émilie | Film | Jacques Rivette | FR 1971 | 101’

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First published: May 02, 2016