Damien Manivel | Les Enfants d'Isadora

[…] La musique poignante d’Alexander Scriabin souligne ce qui est montré, apporte de la profondeur à des gestes qui, sous leur apparente simplicité, sont exigeants dans leur interprétation, dans l’âme que leur insuffle la jeune femme.

Dominic Schmid a rencontré le réalisateur Damien Manivel pour discuter son œuvre simple et poétique, où la recherche et la réalisation d’une chorégraphie d’Isadora Duncan arrivent à nous faire sentir que « tout est danse ».

Text: Laurine Chiarini | Audio/Video: Ruth Baettig

Podcast

Damien Manivel on «Les Enfants d'Isadora»

Interview: Dominic Schmid | Concept & Editing: Ruth Baettig

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Chorégraphie de la douleur

Le personnage d’Isadora Duncan a de quoi fasciner. Attirée très tôt par une forme de danse libérée, loin des rigueurs du ballet classique, n’hésitant pas à expérimenter de nouvelles formes de mises en scène, celle que l’on considère souvent comme étant à l’origine de la danse moderne était fascinée par la Grèce antique. En 1913, alors qu’elle vit à Paris, la voiture qui transporte ses enfants plonge dans la Seine, précipitant Patrick, 6 ans, et Beatrice, 4 ans, vers la mort. Leur gouvernante décédera également dans l’accident. Le motif de la voiture est un sinistre présage pour Isadora, qui mourra étranglée lorsque son écharpe s’emmêlera dans une roue de son cabriolet, à Nice, en 1927.

Conçu autour du solo « Mother », créé par l’artiste suite à la perte de ses enfants, le film de Damien Manivel suit la genèse d’une mise en scène, d’une appropriation, du déchiffrage technique d’une partition jusqu’au spectacle final. Les Enfants d’Isadora est constitué de trois parties, elles-mêmes divisées en jours. À chaque partie est liée une étape, un personnage. Le premier, joué par Agathe Bonitzer, est celui d’une jeune danseuse dont on ne saura pas grand-chose, à l’instar des autres femmes qui apparaîtront ensuite dans le film : son nom n’est pas cité, et la seule bribe d’intimité à laquelle le spectateur a brièvement accès consiste en de petits billets doux qu’elle décolle, un à un, laissés probablement par son compagnon dans leur appartement. C’est à elle que revient la tâche de se plonger dans l’existence d’Isadora et de déchiffrer « Mother », ses pas et mouvements techniques, de comprendre et d’interpréter ce solo, d’y insuffler de la vie.

Si le dialogue est quasiment absent dans la première partie, la voix de la jeune femme rythme le récit, alors qu’elle se plonge dans l’autobiographie de l’artiste. Les teintes sont neutres et la caméra, souvent en plan fixe, prend le temps de suivre un processus créatif ponctué par la lenteur d’un geste, la répétition, les interrogations. La musique poignante d’Alexander Scriabin souligne ce qui est montré, apporte de la profondeur à des gestes qui, sous leur apparente simplicité, sont exigeants dans leur interprétation, dans l’âme que leur insuffle la jeune femme. Au fil des jours, alors que l’interprète fait petit à petit siens les gestes d’Isadora, la vie continue, normale, paisible, inconsciente du drame aux racines de la pièce. Des familles se promènent, un homme nourrit des pigeons, une femme étreint un arbre dans un parc.

Puis vient Manon Carpentier, jeune danseuse trisomique qui va interpréter la chorégraphie en public. À la question de savoir si la présence de ce dernier la rend nerveuse, la jeune femme rétorque qu’au contraire, « quand il y a un public, ça [l]’aide ». Sa professeure, incarnée par Marika Rizzi, autre danseuse professionnelle, la guide, l’accompagne avec infiniment de tact, une précision bienveillante. Ses descriptions sont charnelles, très tactiles : les pieds de l’enfant sont ici, et la tête là-bas ; fais comme si tu la caressais, si tu la sentais sous tes doigts. Alors qu’Agathe apprend avec du papier, dans un manuel aux signes quasi hiéroglyphiques, Manon suit la voix de son enseignante, ses descriptions en mouvement. La chorégraphie mime une descente au tombeau, puis une montée vers la lumière : à Manon de s’approprier le récit, d’en comprendre l’origine, la signification derrière chaque geste, l’histoire qu’il raconte.

La troisième partie relate le spectacle et les réactions du public. De ce qui se passe sur scène, on ne verra rien : la caméra s’attarde lentement sur chaque visage présent dans l’audience. À la fin, des applaudissements : une femme âgée, touchée, pleure en silence. Elle chemine lentement, avec difficulté ; prends le bus, marche, rentre chez elle. « Le chagrin a réveillé la danse en moi », avait déclaré l’artiste : de la même façon, les gestes de Manon ont réveillé chez Elsa Wolliaston, qui incarne cette grand-mère, des souvenirs douloureux. Une bougie est allumée devant une photo (son fils ? son petit-fils ?), un geste est esquissé : à Elsa de faire semblant de tenir, à son tour, un être cher qu’elle a dû perdre. Ainsi se termine le film : le langage d’Isadora Duncan, universel, continue de vivre bien au-delà de sa mort. Son art, catharsis de sa douleur, hommage aux disparus, inscrit ses enfants dans l’éternité.

(Laurine Chiarini, Locarno Critics Academy 2019)

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Les enfants d’Isadora | Film | Damien Manivel | FR-KOR 2019 | 84’ | Locarno Film Festival 2019

Leopard for Best Direction at Locarno Film Festival 2019

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First published: August 18, 2019