What You Gonna Do When the World's on Fire

[…] L’ambition est de donner la mesure des rencontres, du désir de faire corps à corps avec les gens filmés, c’est-à-dire avec leur mode de vie et leur façon de s’exprimer.

[…] Si le champ des images visuelles et sonores voulu par Roberto Minervini est saturé de présences fortes, fraternelles, émouvantes, le hors-champ paraît déserté. Dans le cadre, la conscience d’un indispensable combat est cernée, mais celui-ci ne paraît pas déborder précisément les limites des images du film et de son hors-champ immense.

Text: Jean Perret

Deux mouvements cohabitent dans le dernier film de Roberto Minervini, dont on sait qu’il fait partie de cette nouvelle vague du cinéma documentaire italien, avec Pietro Marcello, Alessandro Rossetto, Antonello Faretta, Stefano Savona et autres Gianfranco Rosi, qui tous ont définitivement largué les amarres des genres apposant côte à côte le documentaire et la fiction. Ils sont cinéastes, ils bousculent les catégories académiques. Certes, ils témoignent d’une pratique héritée du geste documentaire, qui les amène à arpenter les territoires dans lesquels ils font émerger des récits insoupçonnés. Et ils s’échinent à développer des récits aux ressorts narratifs issus de fictions bien ficelées. Leur connaissance scrupuleuse des gens et de leurs histoires, leurs approches de patience, de curiosité, de désirs, sont autant de facteurs qui fondent leurs engagements dans le temps présent et confèrent aux films une vraisemblance à nulle autre pareille.

Deux mouvements donc dans What You Gonna Do When the World’s on Fire?, qui sont tout particulièrement propres au travail de Roberto Minervini. La proximité par immersion est de son fait. Il est un cinéaste non pas embedded, selon le mot des journalistes, mais au chevet des gens, des situations, des actions. Et il va très loin dans cette volonté de faire acte de présence. Que l’on se rappelle The Other Side, l’histoire de ce couple abandonné aux drogues et en quête de survie, que Roberto Minervini filme dans le cercle très étroit de leur intimité, ou Stop the Pounding Heart, toujours élaboré au cœur du Texas puritain et raciste, dans lequel le réalisateur a élu domicile, à Houston, après avoir travaillé comme informaticien à New York, où il est arrivé à l’automne 2010.

Les assassinats de Noirs dont la justice n’a que rarement cure, les violences racistes, la pauvreté et les injustices qui creusent toujours aujourd’hui les conflits entre classes sociales et races au sein même de la société américaine, particulièrement dans son grand Sud du Texas de la Louisiane. Dialectiquement, des mouvements de solidarité, de résistance et de dénonciation s’affirment et fustigent les situations dramatiques, catastrophiques, qui font le lit de l’activisme des NPBB — du New Black Panthers Party, auquel le réalisateur prête toute son attention. Le film débute par une harangue proférée par quelques Black Panthers à l’endroit des automobilistes passant un carrefour de La Nouvelle-Orléans. Ces hommes et femmes de cuirs noirs vêtus sont le personnage choral principal du film. À leurs côtés, un personnage central : Judy, femme noire logorrhéique, qui tient un bar où se rencontrent des gens venus dénoncer les violences racistes et vivifier leurs liens de solidarité. Sa mère de 87 ans fait partie de la dynamique des réunions. Deux frères et leur mère, gardienne émouvante de règles de conduite strictes, veulent être une famille, qui ne cède pas aux dangers de la rue. Le père, lui, est en prison. Le carnaval de Mardi gras, événement majeur en Louisiane, est inscrit également dans le film avec ses Indiens, qui y font une démonstration de créativité digne des meilleurs défilés.

Roberti Minervini filme en noir et blanc contrasté, il est à la caméra en partage 50-50 % avec Diego Romero Suartez-Llanos. Les deux insistent sur l’usage d’un seul objectif caméra dont la focale appelle des prises de vue de proximité. Jamais de mise en scène, ni de lumière artificielle, ni de répétitions. Une lente approche est nécessaire afin de gagner la confiance, quelques minutes de tournage par jour en 2016, puis, une fois les liens confortés, trois bons mois en 2017. L’ambition est de donner la mesure des rencontres, du désir de faire corps à corps avec les gens filmés, c’est-à-dire avec leur mode de vie et leur façon de s’exprimer. Si la prise de vue est essentielle, la prise de son l’est tout autant. L’énergie avec laquelle on parle à peu près continûment dans ce film, en un américain argotique à la prononciation élidée, est impressionnante. Le sous-titrage en anglais s’impose pour percevoir l’allant du flux langagier, ses nuances et tournures de pensées, soit sa vision du monde. Que de récurrences, jusqu’aux slogans psalmodiés à l’envi par les Black Panthers, en une espèce de rap militant, poings gantés de noir brandis.

L’autre mouvement que produit What You Gonna Do When the World’s on Fire? est inscrit en creux du film. Force est de constater tout particulièrement au sein des New Black Panthers qu’il s’agit d’un groupuscule, faisant du porte-à-porte et s’épuisant à annoncer l’avènement d’un black power. Par ailleurs, on ne peut éluder la question d’une stratégie de violence verbale, peut-être d’actes à venir, comme réponses aujourd’hui au système politique des États-Unis et des valeurs délétères de ses états du Sud. Autant les énergies fédérées sont d’une sincérité totalement légitime en ces circonstances de tensions aiguës, autant elles paraissent dans le cadre des images cinématographiques du cinéaste dérisoire ou du moins de peu d’effets. Le film raconte le drame de ces forces vives et usées, dignes et en perte paradoxale et douloureuse de prise sur le quotidien. Si le champ des images visuelles et sonores voulu par Roberto Minervini est saturé de présences fortes, fraternelles, émouvantes, le hors-champ paraît déserté. Dans le cadre, la conscience d’un indispensable combat est cernée, mais celui-ci ne paraît pas déborder précisément les limites des images du film et de son hors-champ immense.

Il n’est pas question de dire ici que Roberto Minervini est aveuglé par trop de proximité, il s’agit plutôt d’essayer de formuler la nature de ce geste cinématographique de référence dans le cinéma contemporain, qui est de faire un récit emblématique de la dignité de la parole, du cri des personnages et de la dérision de leur portée. Dignité versus indignité de l’abandon et de la solitude dont ces gens-là sont les acteurs. C’est cela que le cinéaste dit du fond de sa conscience heurtée, sa volonté de marabouter cette solitude et d’en faire à terme exploser le cadre. Car le feu couve.

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Le New Black Panthers Party, créé en 1989 en dissidence du Black Panthers historique fondé en 1966, et non reconnu par lui, fut accusé de dérives antisémites et suprématistes. Cette question n’est pas abordée dans le film, qui paraît marginale dans l’existence du NBPP d’où les membres extrémistes ont été exclus.

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What You Gonna Do When the World’s on Fire? | Film | Roberto Minervini | IT-USA-FR 2018 | 123’ | Visions du Réel Nyon 2019, Human Rights Film Festival Zurich 2019

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First published: April 20, 2019