Litigante

[…] Nous sommes pourtant loin du documentaire, car chaque scène est écrite avec beaucoup de précision ; il s’agit plutôt d’une auto-fiction qui peut s’appuyer sur la performance tout simplement exceptionnelle de personnes qui jouent soi-même, parmi lesquelles Leticia Gómez, la mère de Franco Lolli, brille particulièrement.

[…] Ici l’esprit colombien et hispanique se manifeste de nouveau : le théâtre du réel (génitif subjectif, bien entendu) et ses dialogues largement improvisés animent «Litigante», dont il faudra aussi louer le montage très habile et efficace.

Si l’on croit qu’une bonne critique de film ne se perd pas dans la description du film lui-même — comme je le crois —, alors la tâche de discuter le deuxième long-métrage de Franco Lolli, Litigante, est loin d’être facile. Car toute l’énergie de ce film est contenue dans l’histoire qu’il raconte, dans ses mille petites histoires qui s’enchaînent autour des relations familiales de Silvia : sa mère, sa sœur, son enfant, son amant. La famille garde une place centrale, mais d’autres figures de son monde du travail s’ajouteront pour compléter une scène sociale où les espaces intérieurs l’emportent toujours, consacrant ainsi le milieu domestique comme le centre des émotions et des valeurs du cosmos de Silvia.

Justement, c’est comme s’il n’y avait de paysage qu’humain, relationnel, dans Litigante, et encore, plus personnel que social. Nous sommes en Colombie, à Bogota, mais bien loin de sa beauté naturelle et de ses conflits sanglants — même si les conséquences de la corruption pèsent constamment sur le destin de la protagoniste. À ce propos, Lolli nous propose un espace urbain plutôt universel, où ce sont les valeurs petites-bourgeoises (des blancs, dirait-on en Colombie) qui dominent. Ce faisant, il est certainement conscient d’aller à contre-courant du cinéma indépendant colombien, dont les réalisateurs — il faut le dire — sont presque entièrement issus du milieu bourgeois lui-même, ici si bien décrit. On soulignera alors qu’il s’agit bien d’une production franco-colombienne, d’un film qui a eu sa première à la Semaine de la critique à Cannes, mais aussi d’un film qui se défend parfaitement par son réalisme sans faille et sa tonalité explicitement personnelle.

Oui, personnelle, voire très personnelle. À l’exception de l’excellente Carolina Sanin, dans le rôle principal de Silvia, Lolli a effectivement rassemblé sa propre famille, pour se raconter sans le filtre des acteurs. Nous sommes pourtant loin du documentaire, car chaque scène est écrite avec beaucoup de précision ; il s’agit plutôt d’une auto-fiction qui peut s’appuyer sur la performance tout simplement exceptionnelle de personnes qui jouent soi-même, parmi lesquelles Leticia Gómez, la mère de Franco Lolli, brille particulièrement. Ici l’esprit colombien et hispanique se manifeste de nouveau : le théâtre du réel (génitif subjectif, bien entendu) et ses dialogues largement improvisés animent Litigante, dont il faudra aussi louer le montage très habile et efficace (Nicolas Desmaison et Julie Duclaux). Grâce à ce dernier, le film se joue entièrement sur le détail, sur les interstices de l’humain, qui constituent la matière première des relations.

Dans la vie de Silvia, événements majeurs et grandes questions existentielles émergent toujours dans un tissu très dense de micro-événements du quotidien. Et justement, avec ce mélange de grandeur et petitesse, la relation d’amour-haine entre mère et fille est construite avec beaucoup de finesse. Silvia défend sa modernité, sa tolérance, sa droiture éthique, qui se voient constamment attaquées par ses proches et surtout par la pression de la société. Au sommet du désespoir elle retrouve l’amour, qui lui redonne force et motivation, mais surtout la rend plus flexible sur ses principes. Sans aucun véritable message à faire passer — Dieu merci ! car les drames familiaux qui dominent la cinématographie occidentale sont si souvent asservis à la « livraison » de messages moraux banals et consensuels — on pourrait dire, au fond, que Litigante exprime un coming-of-age dont on ne parle pas souvent. Non pas de l’enfance à l’adolescence ou de la jeunesse à l’âge adulte, mais d’un âge adulte vécu de façon rigide, idéologique, émancipatoire, à une maturité de l’âge adulte où l’on (ré)apprend l’acceptation des défauts des autres et de ses propres défauts, où l’on exerce l’art du compromis, où l’on apprend à assumer l’irréversibilité, bref, où l’on s’approche de la mort, sans la renier ou la refouler. Oui, dans l’océan du quotidien, et sur les vagues des petitesses de la vie menue, Litigante laisse résonner l’écho de la mort, et colore ainsi des tons de ce qui est grand les mille nuances de ce qui est petit.

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Litigante | Film | Franco Lolli | COL-FR 2019 | 93’ | Zurich Film Festival 2019

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First published: February 24, 2020