Une nouvelle année
[…] À travers les détails, «Une nouvelle année» est également le récit des différentes Russies qui cohabitent (difficilement) ensemble, notamment la Russie traditionaliste, un peu moraliste et naïve, incarnée par Igor, et la Russie occidentaliste, un peu frivole et individualiste, incarnée par Zhenia.
[…] L’histoire de la séparation n’est donc pas simplement le miroir de deux visions différentes de la vie à l’intérieur de la société russe, mais elle exprime surtout la force déchirante des groupes et de leurs idéologies sur l’intégrité de l’individu et sur sa capacité à construire une communion affective.
Text: Giuseppe Di Salvatore
Zhenia et Igor, à Moscou. C’est déjà une bonne nouvelle, car Zhenia et Igor figurent la toute nouvelle génération russe, et les caméras se tournent enfin sur la Moscou contemporaine. Le regard de Oksana Bychkova, par son grand réalisme focalisé sur la “normalité” de la vie moscovite, est porteur d’une valeur documentaire, ce qui fait la force immédiate d’Une nouvelle année. Et bientôt, on apprend à apprécier ce film surtout pour le grand soin apporté aux détails, très expressifs, qui révèlent un esprit d’observation d’une grande finesse. L’essentialité et la précision sont deux aspects qui dominent les scènes, les dialogues, la photographie. La caméra qui bouge souvent nous semble pour cette raison être choix esthétique redondant, peut-être inutile, qui certainement vise à nous rapprocher des deux protagonistes de cette histoire de séparation.
Zhenia et Igor – dans une extraordinaire performance de Nadya Lumpova et Aleksey Filimonov – sont toujours présents à l’écran, ils constituent indéniablement le centre inamovible du récit. Mais en même temps, ils servent clairement de pont entre deux univers sociaux diamétralement opposés. À travers les détails, Une nouvelle année est également le récit des différentes Russies qui cohabitent (difficilement) ensemble, notamment la Russie traditionaliste, un peu moraliste et naïve, incarnée par Igor, et la Russie occidentaliste, un peu frivole et individualiste, incarnée par Zhenia — et le choix d’une femme comme figure d’innovation est fidèle à une polarisation de genre malheureusement bien installée en Russie. Bychkova parvient à ne pas caricaturer ces deux styles de vie, ceux deux Weltanschauungen, qui restent toujours vraisemblables même s’ils sont peints d’une façon fort critique. En suivant l’histoire d’amour en crise, nous penchons pour lui ou bien pour elle dans leurs disputes quotidiennes, et cela revient à assumer et approfondir à chaque fois une différente critique sociale, constamment exprimée par les groupes d’amis auxquels Zhenia et Igor se réfèrent. De cette façon, nous nous retrouvons également un peu traditionalistes et un peu individualistes à la fois, en faisant une expérience d’autant plus forte que les expériences de nos deux héros frappent par leur vraisemblance.
Dans ce jeu d’alternance, le fil rouge de l’évolution dramatique d’Une nouvelle année est tout dans le fait que les groupes tendent à l’emporter sur le couple dans sa spécificité de liaison entre deux individus, ou bien dans le fait que les idéologies tendent à l’emporter sur la réalité plus nuancée d’une relation amoureuse. L’histoire de la séparation n’est donc pas simplement le miroir de deux visions différentes de la vie à l’intérieur de la société russe, mais elle exprime surtout la force déchirante des groupes et de leurs idéologies sur l’intégrité de l’individu et sur sa capacité à construire une communion affective. Or, l’évolution de cette histoire nous ramène, dans le final, à Zhenia et Igor en tant qu’individus, qui demeurent complices et affectueux malgré la séparation désormais consommée. Le final reste ouvert : seront-ils capables de reconstituer le couple contre les vents contraires qui soufflent en Russie et qui, dans un certain sens, étaient responsables de leur séparation ? Ou bien leur histoire sera-t-elle destinée à une amitié faite de doux souvenirs ?
Une nouvelle année est certainement plus qu’une histoire d’amour et de séparation : c’est le portrait d’une Russie fidèlement décrite et critiquée. Mais il redevient aussi au bout du compte — c’est en tout cas notre perception — une simple histoire d’amour, contre la lourdeur des conflits sociaux russes, ou du moins indépendamment de celle-ci. Dans ce possible repli sur l’individu et son universalité, il me semble que Oksana Bychkova préfère suspendre le jugement sur la société après une critique qui se distribue dans toutes les directions. C’est justement dans l’individu, dans sa capacité de construire de façon autonome des relations, que semble résider la force et l’espoir qui rayonnent à la fin du film. De ce point de vue, Une nouvelle année se révèle l’héritier du style et de l’esthétique d’Anton Tchechov en particulier, dont il pourrait constituer une réincarnation cinématographique contemporaine. Et, en effet, on découvre après-coup que ce film est bien l’adaptation actualisée d’un roman du dramaturge Alexandre Volodine, l’un des disciples de Tchekhov.
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