Soldado & Años luz | Manuel Abramovich

Manuel Abramovich est présent au festival Black Movie à Genève avec deux documentaires, une occasion pour apprécier son style et son esthétique. Filmexplorer a pu enregistrer le Q&A entre le metteur-en-scène argentin et la directrice du festival Maria Watzlawick sur le film «Soldado».

[…] Encore une fois, la dimension subjective qui prime dans le regard — et surtout l’écoute — de Manuel Abramovich vise moins à décrire des personnalités qu’à en exprimer la distance au monde extérieur. Une distance qui désoriente — «Soldado» — ou bien une distance productive — «Años luz» — ; en tout cas une distance qui donne une vibration existentielle à ses films.

Text: Giuseppe Di Salvatore | Audio/Video: Ruth Baettig

Manuel Abramovich est présent au festival Black Movie à Genève avec deux documentaires, une occasion pour apprécier son style et son esthétique. Entre le simple soldat Juan José Gonzalez (Soldado) et la metteuse en scène Lucrecia Martel (Años luz), il y a certainement une énorme distance, mais les deux portraits qu’Abramovich leur dédie se ressemblent dans le choix de rester très proche de leurs visages. Parce qu’il donne dans les deux cas une importance décisive à l’univers sonore des deux personnages, nous faisons d’eux une expérience empathique et intime, à même de restituer l’abyssale distance qui les sépare du monde environnant. L’usage systématique d’une profondeur de champ très courte nous éloigne de leurs mondes, dont les événements arrivent presque toujours dans le hors-champ.

Avec le visage hésitant et perdu de Juan José Gonzalez, nous n’entrons pas vraiment dans sa personnalité. Son visage reflète plutôt en miroir l’absurdité d’une société enfermée dans ses rituels et son obsession pour la structuration. Le monde militaire se révèle à nous par ses chorégraphies et l’accumulation peu compréhensible de règles. Mais le summum de l’absurdité sera atteint plutôt dans les rares moments où l’apparat militaire articule un discours, une vision autour de la guerre et de la bataille, alors que l’armée argentine, depuis la tombée de la dictature militaire, n’est plus censée s’engager dans des combats.

Tous ces éléments descriptifs du monde militaire argentin, par contre, ne constitueront que la toile de fond de Soldado, dont la force réside plutôt dans l’absence de véritable évolution de son personnage. En ne cédant pas à la tentation de faire transparaître une prise de conscience, une acceptation ou un rejet du nouveau monde que Juan apprend à connaître, le jeune metteur en scène mise tout sur l’impassibilité de son personnage, laquelle exprime passivité et désorientation à la fois. La rigueur dramaturgique maintenue sur ce visage monotone confère à Soldado toute son efficacité. Les belles images nocturnes du village où Juan rentre pour son congé apparaîtront ainsi comme un pendant aéré à la claustrophobie physique et surtout spirituelle vécue dans le(s) cadre(s) de l’armée — et très bien rendue par le jeu de tambour auquel Juan se voit destiné.

Et c’est un autre choix de grande rigueur qui caractérise le portrait de Lucrecia Martel, filmée pendant le tournage de son dernier film, Zama. Le regard de Manuel Abramovich reste accroché à son visage et à sa voix, en laissant défiler le monde du tournage comme un arrière-fond ou, mieux, un simple matériau de travail pour l’activité fiévreuse de l’artiste. Malgré la sensation d’intimité que nous avons vis-à-vis de cette metteuse en scène habituellement réservée, c’est davantage son travail que sa personnalité qui est célébré par le regard de la caméra d’Abramovich — un travail perfectionniste et passionné qui constitue peut-être le portrait le plus fidèle de la personnalité de Lucrecia Martel elle-même. Même si Abramovich a dû filmer dans une situation soumise à beaucoup de contraintes, il a su reconstruire le monde intérieur de l’activité créative de Martel, en nous donnant la sensation de voir le Zama qui a pris forme dans sa tête de metteuse en scène, par rapport auquel les images des acteurs, des caméras, des figurants, des animaux constituent de simples appuis matériaux à l’imagination d’un film.

Encore une fois, la dimension subjective qui prime dans le regard — et surtout l’écoute — de Manuel Abramovich vise moins à décrire des personnalités qu’à en exprimer la distance au monde extérieur. Une distance qui désoriente — Soldado — ou bien une distance productive — Años luz — ; en tout cas une distance qui donne une vibration existentielle à ses films. Et il s’agit ici d’une vibration qui se retrouve aussi dans la constante friction des éléments documentaires avec les aspects fictionnels. Qu’il s’agisse de la théâtralité des exercices de l’armée ou de l’analyse d’un set cinématographique, Abramovich nous montre clairement comment la fiction qui s’impose au réel n’est pas un objet aux contours définis, et donc bien distinguable du réel documentaire : elle l’habite, le contamine, lui donne une vie, jusqu’à pouvoir le saturer.

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Soldado | Film | Manuel Abramovich | ARG 2017 | 73’ | Black Movie Genève 2019

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Años luz | Film | Manuel Abramovich | ARG-BRA 2018 | 72’ | Black Movie Genève 2019

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© Foto | Miguel Bueno

First published: January 22, 2019