Putin's Witnesses
[…] En choisissant ce moment si précis de l’histoire politique russe, Manski saisit peut-être la clé fondamentale de toute une époque — et explique avec une précision exemplaire les mécanismes politiques qui nous concernent encore et surtout aujourd’hui.
[…] Voir de si près ces événements de grande portée produit une sorte de transparence du medium — à laquelle l’usage du making-of contribue largement —, une transparence que nous avons du mal à accepter, aussi parce que côtoyer Eltsine ou Poutine nous révèle tout d’abord le dramatique manque de charisme de ces personnalités.
[…] Faire de la grande histoire un home movie a deux effets : d’un côté, rendre humain et petit ce qu’on a tendance à surévaluer à cause de la grande portée des enjeux en question ; de l’autre, rendre dangereusement globale la petitesse de l’homme.
Text: Giuseppe Di Salvatore
Avec le titre du film, nous nous attendons bien à une critique de la personnalité qui résume si bien les traits du despotisme tsariste et soviétique et ceux des nouveaux dictateurs à l’ère des démocraties populistes et manipulées. Mais nous accédons à cette critique par la porte inattendue d’un « témoignage » personnel et direct du moment, entre 1999 et 2000, de l’ascension au pouvoir de Vladimir Poutine, d’abord choisi unilatéralement par Boris Eltsine, puis élu par les Russes après une campagne entièrement dominée par le Kremlin lui-même. Vitali Manski, en effet, ne fait que réactualiser toute une série de rushes précieux, enregistrés pendant le tournage d’un film-portrait du nouveau président qui a été commissionné à l’époque par le ministère de la Communication et transmis sur les chaînes de la télévision publique en 2001.
Manski témoigne donc d’abord d’une opération de transparence du pouvoir fraîchement installé, une opération qui visait aussi à démontrer la liberté des médias — qui dans les années suivantes sera systématiquement démontée à travers la menace, l’assassinat et la disparition des voix critiques du pouvoir. Mais en 1999-2000, nous observons un Manski relativement libre de choisir une représentation plus ou moins critique de son président. Par le nouveau montage de ce matériau, les notes de critique d’une gestion du pouvoir où les rapports de force sont tout à fait déséquilibrés laissent bien transparaître la portée de l’intelligente stratégie de communication du nouveau pouvoir : se réapproprier explicitement des codes libéraux après les avoir de facto neutralisés grâce à une légitimation du pouvoir qui est capable de contourner toute critique en arguant de la nécessité d’une Realpolitik alliée à un très large soutien populaire. Le pivot de cette opération qui atteint le pouvoir absolu par l’intermédiaire du populisme — et ici demeure l’énorme actualité de Putin’s Witnesses — est le spectre du terrorisme (tchétchène), justement le véritable déclencheur de la fortune politique de Poutine. En choisissant ce moment si précis de l’histoire politique russe, Manski saisit peut-être la clé fondamentale de toute une époque — et explique avec une précision exemplaire les mécanismes politiques qui nous concernent encore et surtout aujourd’hui.
Mais le travail de Manski ne nous délivre pas seulement cette analyse lucide de la manipulation de la démocratie ; il nous plonge aussi dans l’intimité des relations personnelles entre les acteurs du passage du pouvoir de Eltsine à Poutine. Nous avons besoin de temps pour réaliser que nous sommes vraiment témoins de ces événements historiques. Voir de si près ces événements de grande portée produit une sorte de transparence du medium — à laquelle l’usage du making-of contribue largement —, une transparence que nous avons du mal à accepter, aussi parce que côtoyer Eltsine ou Poutine nous révèle tout d’abord le dramatique manque de charisme de ces personnalités. Face aux mots mâchés du vieux président ou à ceux difficilement trouvés du jeune, il est difficile de leur donner une autorité quelconque. Aussi grâce à un excellent montage, les mécanismes anonymes de gestion du pouvoir semblent constituer le seul langage sensé, aveugle aux hommes et aveuglant toute humanité.
Faire de la grande histoire un home movie a deux effets : d’un côté, rendre humain et petit ce qu’on a tendance à surévaluer à cause de la grande portée des enjeux en question ; de l’autre, rendre dangereusement globale la petitesse de l’homme. Et alors, Putin’s Witnesses se révèle doublement inconfortable. D’une part, il permet de « séculariser » l’aura irréelle que le journalisme est capable de donner aux hommes puissants, en leur restituant toute leur fragilité. Or, si ce geste sert normalement à « humaniser » saints et héros, dans le cas de Poutine — et surtout aujourd’hui, vu que le président russe est devenu en Occident une figure du despotisme contemporain — il finit par diminuer la portée diabolique que l’Occident libéral lui a attribuée. Malgré les multiples critiques exprimées dans le film, Manski finit paradoxalement par produire une sorte de réhabilitation de Poutine, car pour nous le voir chercher ses mots, par exemple, ou improviser un argument de défense, nous donne la sensation de découvrir un côté simple et sincère chez lui. D’autre part, la conjonction de grande histoire et home movie dans Putin’s Witnesses nous communique toute la réalité désolante de la globalisation, où la petitesse de l’homme peut se retrouver en état de nuire à l’échelle mondiale.
Par ce double inconfort, le plaisir voyeur d’aller tout droit au cœur de la grande politique est mis en échec par la vérité sans vertiges qu’un regard si proche nous révèle. Putin’s Witnesses est donc aussi un film parfaitement contemporain, car il est un film sur la globalisation, ou qui exprime bien les vertus et les défauts de la globalisation. Quand le grand et le petit se retrouvent nivelés, nous avons la sensation de pouvoir tout — « si c’est comme cela, je pourrais moi-même faire président de la Russie »… — mais aussi que le pouvoir peut tout sur nous, que les puissants peuvent faire tout et n’importe quoi, et surtout ne faire que ce que la logique du pouvoir absolu leur impose. Le vertige de voir ce qui serait essentiel, secret, profond s’évanouit dans un horizon plat, ni grand ni petit, sans perspective, myope, humain-trop-humain. Et l’on pourrait ainsi répéter avec Paul Valéry : « Si les choses ont un fond, ce fond des choses ne ressemble à rien… La profondeur est insignifiante ».
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Info
Putin’s Witnesses | Film | Vitaly Mansky | LVA-CH-CZ 2018 | 102’ | Zurich Film Festival 2018
First published: October 14, 2018