Here | Bas Devos

The team of FILMEXPLORER’s Live Radio at the Bildrausch Filmfest 2023 meets Bas Devos on the Stadtkino Piazza in Basel to discuss his last wonderful filmic work «Here». Hear the PODCAST!

«A cinema that focuses on conflicts and violence shows its lack of imagination» – Bas Devos says. «Here» is the demonstration that another cinema is possible, a cinema of attention, listening, where a woman and a moss can tell the same story.

Podcast

Here | Bas Devos

Interview (French) by Nicolas Bézard, Giuseppe Di Salvatore and Emilien Gür | Editing: Olivier Legras

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«J’ai un peu perdu le fil» –  «Somehow I’ve lost my train of thought» – says Liyo when she accidentally meets Stefan again. Here is the story of the encounter of Stefan and Liyo or, even better, of the blank here and now that this encounter is able to produce. A here and now that suspends the wires and the lines and the trains which are present everywhere in the film, but everywhere present are also trees, bushes, leaves: direction, orientation, and the definition of the urban landscape are opposed to the apparently chaotic arrangement of nature. More than contraposition, it is a juxtaposition, as the first image of the film witnesses. A Brussels of concrete and leaves is the matter of Here. They constitute the matter of the professions of Stefan and Liyo, construction worker and bryologist respectively. Together with the two protagonists, concrete and leaves will also meet, in a play of reciprocal adaptation and entanglement. Bas Devos’ film celebrates the utopic but possible continuity of nature and the city.

Stefan likes walking – and the film literally follows his walking rhythm. The car that should bring him back to Rumania is broken down, the travel plans are suspended. Also suspended is his status as migrant, without a real homesickness but also without being properly rooted in his new Belgian home either. More ruthless than rootless, his long walks (not strolls, not promenades, not hikes) lead to an uncertain somewhere, a somewhere that has the shape of a forest. His migration is not (anymore) a question of national or ethnic identities, but an existential status, one that makes him cross urban roads and forest paths as one way that binds people and plants and a firefly. Stefan is calmly insomniacal; his friends appear in the silence of the night and we follow him throughout a limbo where nocturnal reality and daydreaming melt together. Is he the figure of transition, with transition as a mobile place to live and to inhabit?

This place is Brussels but can be any other place, for the simple reason that we finally realise that this place is the planet itself. Liyo is the key figure to enter into this planetary breathing of the film. When they meet a second time, after a short exchange of words, Stefan cuts it short and says: «I have to go to pick up my car». Then, a filmic cut instead, makes us see him remaining with Liyo and observing the mosses that she is studying in the forest. As microcosmic forests, the little mosses work in Here as a gigantic lever that connects the invisible nature of the city and the wild nature, the local and the universal, and that filmic cut is also an exemplary invitation to pay attention and see, see the global, natural connection in which we are all entangled. The whole film is nothing but this invitation to see, to stop, to take time, to look at the usual landscape of concrete and bushes in another way, an attentive and caring way. We learn the special continuity between human being and landscape, humans and plants, which is perfectly embodied and expressed by the sound layer of the film, designed (Boris Debackere) in order to emerge as one composition of urban and natural tones.

We will also learn to change our words through this new way of seeing and hearing. In watching Here, we will initially think of “periphery” – of the city – or of “margins” – of society, of the working daily life. In a short time, we will experience a conversion of our perspective. For the power of this film is the ability to convey a horizontal view that causes any hierarchy to explode. Shot in an almost 5:4 ratio, Bas Devos centres everything and in this way breaks the distinction of centre and periphery, relevant and non-relevant. Here introduces a polycentric democratisation of the film perception, which makes of Devos a worthy heir of Bruegel – Bas Devos’ Flemish fellow. This holds on a narrative point of view: on the basis of the inter-species continuity: the beauty of a specific moss or the beauty of a personal encounter will blossom with the same narrative intensity. One cinematic flower is the short moment when an old mechanic stares after having shared a premonitory dream, another cinematic flower is Liyo’s barely hinted smile, when she realises that she is probably in love. And the entire planet vibrates with them.

Giuseppe Di Salvatore

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Stefan a le cœur sur la main. Le prototype du chic type. De ceux qui ne rechigneraient jamais à vous aider si vous tombiez dans le pétrin. Stefan vient de terminer un chantier à l’étranger, où il construit des tours. Il est de retour chez lui, à Bruxelles, mais on le demande en Roumanie. On, c’est sa mère et un ami d’enfance qui purge une peine de prison. Alors Stefan va rentrer au pays. De toute façon, l’été bat son plein, et qu’aurait-il d’autre à faire ici que de vider le frigo de son appartement et cuisiner des soupes ? Stefan aime marcher pendant des heures dans la ville. Ou plutôt autour. Il est l’homme des lisières, des terrains vagues, des chemins de traverse. Stefan s’arrête parfois. Pour regarder des trains passer. Ou pour tomber amoureux.

Peut-on faire un film avec des bons sentiments ? S’il n’était qu’un feel good movie de plus, une chronique célébrant des notions en vogue telles que la bienveillance, le vivre ensemble ou la communication non-violente – autant de valeurs portées par le film –, la réponse serait non. Mais heureusement pour nous, Here, quatrième long métrage de Bas Devos, est un peu plus que cela.

Peut-on faire un film dont le personnage central est une ville ? Vertov, Lang, Tati, Allen ou Fellini vous répondraient que oui. Et probablement que Bas Devos aussi. Son film présente la mégapole bruxelloise sous un jour étonnant. Un chapelet de quartiers modernes et froids sans centre ni contours définis, reliés entre eux par des trouées où la nature subsiste encore, des friches, des « non lieux » comme le dirait Marc Augé. À l’écran, cette vision d’une ville acentrée, ouverte et archipélisée parvient à capter l’attention. La lumière d’été, tantôt mate et sourde, tantôt douce et vibrionnante, donne un charme particulier aux espaces parcourus par Stefan. Dans les scènes de nuits, les éclairages électriques confèrent à certains intérieurs – halls, salles de restaurants, cafétérias – un aspect presque factice, une atmosphère résolument hopperienne. Comme chez Hopper (ou son compatriote moins connu Wayne Thiebaud), la ville nous apparaît abstraite de ses habitants. On pourrait la réduire à une sensation, une rumeur ou un bruit, et c’est certainement à cet endroit de son long métrage que réside la plus belle inspiration de Bas Devos : celui d’une miniaturisation du fait humain, dans cette cité ramenée à une stylisation d’elle-même, à quelques présences et gestes délicats. 

Peut-on faire un film sur l’été ? Après Bergman, Rohmer, Rozier, Hou Hsiao-hsien ou Kitano, ce n’est pas une mince affaire, mais Bas Devos s’y colle avec une absence de prétention qui fait du bien. Son été à lui est capté paisiblement, à hauteur d’Homme, sans volonté de surplomb. Le calme de sa mise en scène se met au diapason de celui des interprètes. Un cinéma sans effusion ni drame, qui prend son temps pour préciser les traits de personnages ne dépassant jamais le stade de l’esquisse légère, du dessin non appuyé, à tel point qu’eux-mêmes demeurent en jachère, à l’image des interstices de verdure qui survivent dans le tissus serré de la ville, comme autant de champs des possibles. Devos restitue cette temporalité flottante et languide propre à l’été en jouant sur l’étirement des durées et la relative fixité du cadre, une écoute attentive des sons propres à cette saison et à ce territoire dépeuplé : claquements des boggies des convois ferroviaires sur les rails, bruissements des feuilles, grondements de l’orage, crépitement, au travers des arbres, de la pluie mêlée aux rayons de soleil, dans un somptueux mouvement glissé de la caméra. Une cinématographie qui, si elle se pare souvent d’élégance –, le film est tourné dans un 16 millimètres lui apportant son supplément d’âme et de matière –, n’évite pas tous les écueils inhérents à ce cinéma de la notation sensorielle et de la petite graine semée.

C’est précisément cette question du temps qui pose ici question. Ou plutôt celle, pour reprendre une terminologie tarkovskienne, de la « pression du temps».

Dans la dernière partie de Here, alors que Stefan coupe à travers la forêt pour se rendre dans la banlieue proche de Bruxelles, il surprend Shuxiu, bryologue de son état, au beau milieu d’une observation in situ des mousses qu’elle étudie. La jeune femme invite Stefan à se pencher pour regarder ces bryophytes de plus près. La journée s’écoule ensuite doucement, tandis qu’une complicité se noue entre l’ouvrier et la botaniste. Pour figurer le passage de ce temps incertain qui est aussi celui de la naissance du lien entre deux êtres, Bas Devos délaisse un instant ses personnages et s’intéresse à la flore du sous-bois, en particulier les différentes variétés de mousses filmées de très près, dans un montage-séquence de plans de durée sensiblement équivalente. C’est précisément cette question du temps qui pose ici question. Ou plutôt celle, pour reprendre une terminologie tarkovskienne, de la « pression du temps» innervant chacun des plans de ce pur moment de contemplation. « L’image est cinématographique si elle vit dans le temps et si le temps vit en elle dès le premier plan tourné », nous dit Andreï Tarkovski dans Le Temps Scellé, en conséquence de quoi « le rythme du film n’est pas déterminé par la longueur des morceaux montés, mais par le degré d’intensité du temps qui s’écoule en eux. » Or le rythme, dans cette séquence, semble dicté de façon arbitraire par le montage plutôt que par le caractère du temps qui passe à l’intérieur de plans réduits à des vignettes quasi figées, et dont la somme relève davantage du joli diaporama bucolique que d’un espace où la puissance du temps pourrait réellement se déployer, et la matière s’épanouir sa en présence. On songe alors à la manière dont Jean Renoir, dans Une partie de campagne, parvenait à nous faire ressentir cette qualité d’un temps non humain, propre à la nature, dans la célèbre séquence où la tempête s'abat sur la campagne et bouleverse littéralement le cours du film – et la nature de la relation entre Henriette et le canotier. On pense encore aux digressions du même type orchestrées par Nuri Bilge Ceylan, à nul autre pareil quand il s’agit de filmer les sous-bois, qui sont toujours chez lui des lieux de transition entre ce qui a trait au monde visible, et les forces latentes qui le sous-tendent. Bas Devos tente à son tour de relever ce défi du visible et de l’invisible, sans parvenir totalement à nous faire ressentir, par les moyens du cinéma, cet autre monde fourmillant de vie dont parle Shuxiu pour décrire chaque spécimen de mousse.

Bas Devos rappelle avec Here que c’est en montrant ou en donnant à entendre le moins que l’on dit le plus.

Un film peut-il n’être constitué que de moments faibles, d’attention portée sur des petits riens ? Si la réponse était non, l’idée même d’une modernité du cinéma n’existerait pas. Réjouissons-nous d’ailleurs de voir quelques-uns de ses tenants ou héritiers réaffirmer ces temps-ci leur croyance dans un langage cinématographique d’essence impressionniste, dans lequel le vide, le peu, le pauvre, le vague, ont toute leur place. Je pense notamment aux deux revenants inattendus du festival de Cannes 2023 : Aki Kaurismäki, qui avait pourtant annoncé sa retraite définitive en 2017, et Wim Wenders, dont le glas créatif semblait avoir sonné depuis des lustres. Wenders qui dans La vérité des images (1992) écrivait : « je crois que les images ont suivi une évolution comparable et parallèle à celle de nos villes. Comme elles, nos villes sont devenues de plus en plus froides, de plus en plus distanciées. […] comme elles, elles ont une orientation de plus en plus commerciale. […] Ce qui est petit disparaît. À notre époque, seul ce qui est grand semble pouvoir survivre. Les petites choses modestes disparaissent, comme les petites images modestes, ou les petits films modestes. Cette perte de tout ce qui est petit et modeste est un triste processus dont nous sommes aujourd’hui les témoins dans l’industrie cinématographique. Et pour les villes, cette même perte des petites choses modestes est largement plus manifeste et sans doute d’une plus grande portée. »

À rebours de ce triomphe annoncé, dans la cité comme au cinéma, de tout ce qui est excessif et prétentieux, Bas Devos rappelle avec Here que c’est en montrant ou en donnant à entendre le moins que l’on dit le plus. Il le prouve encore dans une scène qui, si le film était guidé par une logique spectaculaire, serait la plus démonstrative, affectée et univoque de toutes : l’instant d’un éventuel premier baiser entre Stefan et Shuxiu, que le réalisateur choisit de laisser dans la virtualité du hors-champs, nous offrant la possibilité d’apprécier s’il a lieu ou non. En cultivant l’ambiguïté de ce mode mineur, le cinéaste belge réussit ce « petit film modeste » et accueillant dont la chaleur singulière continue de nous toucher longtemps après sa vision, comme celle d’une main aimante qui, dans l’abandon du sommeil, reposerait tendrement sur notre peau.

Nicolas Bézard

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Here | Film | Bas Devos | BE 2023 | 82’ | Bildrausch Filmfest Basel 2023
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First published: June 04, 2023