Condition d'élévation | Isabelle Prim

Text: Emilien Gür | Audio/Video: Ruth Baettig

Podcast

Audio-Production

Live discussion on Clubhouse during the festival Visions du Réel Nyon 2021 with Isabelle Prim on her film «Condition d'élévation»

Editing: Ruth Baettig

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C’est bien connu : nous allons au cinéma non tant pour voir les images qu’on nous montre que pour rêver celles qu’on ne nous dévoile pas. Aussi, les films incomplets, ou plutôt ceux qui exhibent leurs manques, sont parmi les plus beaux. Privilégier à l’image son absence, c’est laisser la voie entièrement libre à l’imaginaire des spectateurs.trices ; c’est leur offrir l’inestimable privilège de continuer par eux.elles-mêmes l’œuvre commencée par l’artiste. Condition d’élévation appartient à cette famille de films. D’entrée de jeu, il est question d’une mystérieuse chose qui ne sera jamais montrée, ni même une seule fois qualifiée. De la chose en question, on saura uniquement qu’elle a été aperçue par une enfant quelque part dans le ciel, depuis le ballon stratosphérique qu’elle a conçu avec la collaboration de son père. La presse est alertée ; les médias, évidemment, veulent tout savoir. Le père s’entretient avec un journaliste. Il raconte ce qui s’est passé, et surtout ce que prépare sa fille pour revoir la chose. L’enfant aux dons démiurgiques, on ne la voit quasiment pas, mais sa voix se donne à entendre à travers une lecture de fragments de son journal intime. Une deuxième voix ajoute sa touche au récit : celle de la protagoniste devenue adulte, qui revient au cours d’une thérapie sur ses souvenirs liés à cette découverte. Les trois pistes s’entremêlent habilement : l’interview du père, le journal de la petite fille et la psychanalyse de l’adulte. Leurs subtils croisements, alliés à la rétention de l’image de la chose, garantissent les conditions d’élévation du récit, qui multiplie les pistes sans jamais les élucider et par là stimule tous les possibles.

La narration ne détient pas le monopole du pouvoir de fascination. Les images, pour la plupart issues des archives du CNES (Centre national d’études spatiales), de par leurs pures qualités visuelles, sont au cœur de l’émerveillement que le film procure. Il faut voir le spectacle de ces ballons lâchés dans le ciel, et surtout celui de leur fabrication à laquelle des ouvrières vêtues de blanc s’affairent dans de grands ateliers. Mieux encore, il faut voir le spectacle de leur matière. Ces tissus plastifiés aux allures de méduse qu’animent des mouvements dont la légèreté semble presque irréelle, circulent d’un bout à l’autre du film, reviennent avec insistance d’un plan à l’autre, comme un leitmotiv. « Il faut empêcher l’archive de mourir une seconde fois », expliquait Isabelle Prim lors d’une conversation. Son travail dépasse de loin cette seule visée : non seulement il ressuscite, mais il inquiète l’archive, l’enveloppe d’un ineffable halo d’étrangeté qui l’arrache du silence dans laquelle elle aurait pu sombrer à nouveau. Ces images, en effet, me parlent, nous parlent ; elles n’appartiennent plus au passé, mais au présent continu de leur défilement. La cinéaste évoque le motif du linceul à propos d’un plan qui donne à voir un divan de thérapie recouvert d’un tissu blanc. La comparaison est si juste, et on peut l’étendre au traitement réservé par l’artiste à la texture des ballons, qui crient la catastrophe et la mort. Leur fragilité préfigure la chute d’Icare. On s’étonne à peine de ce singulier mouvement, qui redonne vie à l’archive par la mise en place d’un imaginaire mortuaire. Le film, en effet, fait fi de tous les impossibles. Rien ne retient son envol, pas même la gravité. Quelques images, pourtant, nous ramènent sur terre : le père, affalé de tout son long, tête contre sol, sujet à un malaise ; la jeune fille, qui raconte dans son journal sa grossesse cachée. Chaque fois, c’est le corps qui fixe les limites. Incontrôlable, aux contours mobiles, il se rappelle à nous comme la condition même de l’expérience du réel. Sans corps, nous ne serions nous-mêmes pas viscéralement recroquevillé.e.s sur nos sièges, le regard porté vers l’écran, à attendre la chose.

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Condition d’élévation | Film | Isabelle Prim | FR 2021 | 20’ | Visions du Réel Nyon 2021

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First published: May 05, 2021