Cassandro the Exotico!

[…] Dans le film de Marie Losier, qui l’a suivi pour une dizaine d’années, il est question de corporéité, une corporéité usée et colorée, musclée et fragile, où le travestissement devient une aventure du corps lui-même, protégé et exposé à la fois.

[…] Plus qu’une compréhension linéaire de son parcours de vie, il s’agit ici de souligner la dialectique atemporelle ou trans-temporelle de gloire et de survie, où aux triomphes des spectacles succède le triomphe de la survie.

Saúl Armendáriz est un professionnel de lucha libre à Ciudad Juárez et de freestyle wrestling à El Paso. Entre Mexique et États-Unis, il s’agit du même métier, où sport et spectacle se mélangent parfaitement — un mélange résumé par la fusion d’un corps athlétique et d’une apparence (maquillage, tenue) exubérante. Et dans le film de Marie Losier, qui l’a suivi pour une dizaine d’années, il est question de corporéité, une corporéité usée et colorée, musclée et fragile, où le travestissement devient une aventure du corps lui-même, protégé et exposé à la fois. En effet, je parle désormais de Cassandro, le nom d’art de Saúl, une personne qui a complètement incarné son art, son rôle professionnel. La caméra de Losier nous montre aussi la dimension privée et l’intimité de Cassandro, quelqu’un qui en famille comme dans ses expériences spirituelles et spiritistes demeure toujours le “personnage” qu’il a construit.

En outre, dans le milieu de la lucha, il n’est pas seulement Cassandro mais Cassandro “the Exotico”, dans un mélange d’américain et mexicain très parlant. Premier luchador à déclarer son identité trans, Cassandro fait de son exotisme une brand qui l’expose et le protège — encore une fois — dans un milieu certainement non imperméable à l’homophobie. C’est la solution pour survivre à l’industrie du spectacle en s’affichant comme libre avec les ressources du spectacle lui-même. À ce propos, c’est bien un paradoxe de l’image spectaculaire que Marie Losier finit par mettre en avant avec son portrait affectionné et affectant de Cassandro.

Il n’est donc pas étonnant que dans Cassandro, the Exotico ! l’image soit constamment mise en question. Le choix démodé et très à la mode du 16 mm trouve une assonance significative avec la coiffure improbable de Cassandro, apparemment inspirée par Lady D. Le film Kodak semble filtrer comme un aimant la couleur rose, prélude d’un foisonnement de kitch où nous avons du mal à séparer l’esthétique des drag queens de la pop américaine, ou la redondance de l’iconologie religieuse mexicaine du fétichisme des pratiques spiritualistes simili-amérindiennes. La distance vintage du 16 mm, le rythme délibérément (trop ?) rapide du montage, et le son des voix souvent low-fi, créent ensemble une sensation de confusion qui semble contraster avec l’esthétique tapageuse de Cassandro, tout en exprimant une fluidité qui renvoie à sa constante fuite en avant, saisissant ainsi l’insaisissabilité de son identité trans.

Et le thème de l’insaisissable devient comme une sorte de clé pour accepter la circularité d’un récit assez répétitif, mais qui sait délivrer des images très fortes et magnifiquement cadrées. Le fait que le regard plutôt photographique et émotif de Losier prime largement sur une dynamique cinématographique presque sans orientation permet de nous éloigner de la trajectoire inexorablement descendante de la fin de la glorieuse carrière de Cassandro. Plus qu’une compréhension linéaire de son parcours de vie, il s’agit ici de souligner la dialectique atemporelle ou trans-temporelle de gloire et de survie, où aux triomphes des spectacles succède le triomphe de la survie, comme une force souterraine et transcendante qui sait contrebalancer l’éphémère de la vie.

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Cassandro the Exotico! | Film | Marie Losier | FR 2018 | 73’

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First published: December 17, 2018