Une famille

[…] Si la parole de Christine Angot s’impose, inflexible et droite, traquant la moindre fissure rhétorique par laquelle le doute pourrait s’immiscer, elle suggère une usure : l’itération chronique du fardeau de la preuve.

Une famille de Christine Angot vise à montrer. À faire preuve. Il se joue l’urgence de rendre visible ce qui a eu lieu, ce qui est, ce qui perdure : l’inceste et les ramifications de sa violence.

D’emblée, mon geste d’écrire à partir de ou sur le film pose question : comment esquisser les contours, appréhender un contenu sans toutefois charger le documentaire d’autre chose que lui-même ? Car la puissance qui en émane réside en partie dans le retour à une fonction simple : l’inéluctable besoin, pour démontrer, de passer par l’image, et par l’image avant tout. Par elle, se dévoilent l’inceste et ses effets, les mécanismes de domination lui étant constitutifs, l’exigence de leur faire jour. En retraçant une violence habituellement souterraine, muette, qui se déroule dans, et se perpétue par les corps, l’image en fait advenir la représentation. Elle semble d’ailleurs énoncer : « regardez, tout est là ».

Grâce à cette évidence de l’image, la complicité reposant sur l’impensable ou l’inimaginable est mise à mal, grattée, disséquée, peu à peu désactivée. Dès lors, il y a un avant et un après le visionnement : le détournement du regard n’est plus possible puisqu’une sensation de la réalité telle qu’elle est est parvenue à transparaître derrière une réalité a priori privée dont, surtout, il ne faudrait pas parler. Or, au nom de ce qu’elle est, à savoir le fruit d’une violence systémique, cette réalité reflète l’ensemble des crimes similaires, réaffirmant dans un même temps la responsabilité éminemment collective de leur existence.

En ce sens, Une famille travaille à la déconstruction du mythe de la monstruosité, lequel n’est pas l’apanage de prétendus monstres ; ces derniers peuvent être, et sont n’importe qui. La monstruosité désigne en revanche l’action de commettre un tel crime, tout en laissant entrevoir certains instruments – tels que la non-interposition, l’échec de la protection, l’emprise, le mépris, la honte, la culpabilité ou encore le silence – qui le rendent possible, l’inscrivant ainsi dans la durée. C’est d’ailleurs à un démantèlement que s’attèle l’expérience cinématographique : celui, minutieux, des refuges que nous pouvons nous construire à la fois pour s’échapper et dénier notre propre potentialité monstrueuse. Il n’y a d’autres choix que de (se) faire face, céder à l’ébranlement pour pouvoir la reconnaître et enfin la nommer.

À ce propos, le démantèlement ne traduit ni un hasard ni une gratuité, mais bien le sens aigu de nécessité à l’origine de la proposition qui s’exprime à l’endroit exact de la succession d’entretiens menés par Christine Angot auprès des membres de sa famille. Je dirais que la conservation finale, par le montage, de ce qui doit apparaître à l’écran, oriente l’attention en même temps qu’elle produit son sens. Si le montage (Pauline Gaillard) relève d’une forme de mise en scène, il met ici en tension d’une part le droit à l’image, d’autre part le devoir moral ou le devoir d’honnêteté d’outrepasser ce même droit afin de saisir ce qui autrement demeurerait indécelable, inobservable, tu. N’est-ce pas l’un des enjeux au sujet de l’inceste ? Or, c’est justement en étant au service d’une porosité impérative, douloureuse, assumant nécessairement un rapport frontal sans concession, que le montage apporte son soutien au vécu continuellement discrédité, malmené par un discours et un jugement tiers.

La parole, de prime abord en retrait de l’image, trouve en cette dernière un socle, car si elle s’expand peu à peu ou est arrachée quelquefois de force, il est surtout question d’éviter la répétition de son enfouissement. Ainsi exposée, elle raconte quelque chose au-delà de son contenu, trahissant en creux des logiques qui signifient, par la tentative notamment de parer à l’irrationnel, le rejet d’une ultime laideur. Et ce alors que cette laideur est déjà présente, renforcée un peu plus à chaque fois par ces mêmes tentatives. Si la parole de

Christine Angot s’impose, inflexible et droite, traquant la moindre fissure rhétorique par laquelle le doute pourrait s’immiscer, elle suggère une usure : l’itération chronique du fardeau de la preuve – qu’aucune image ne pourra peut-être jamais tout à fait alléger.

Pourtant, lorsque la parole de l’autre témoigne une empathie sincère, un léger dénouement s’opère, l’ouverture d’un espace au sein duquel il n’y rien à justifier, tout à éprouver. À partir de cette écoute profonde, aussi salvatrice que terrible et inconfortable, un sursaut, une indignation commune et indéfectible peut avoir lieu. Une invitation à mettre son pied dans la porte.

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Une famille | Film | Christine Angot | FR 2024 | 82’ | Visions du Réel Nyon 2024 | CH-Distribution: Adok Films

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First published: April 22, 2024