The Fabelmans

[…] En 1984, Wenders est le « premier » premier de classe, et le cinéma prend le virage du postmodernisme à tout va. En 2023, Spielberg lui pique la place avec « The Fabelmans ».

Text: Emilien Gür

Dans The Fabelmans, Steven Spielberg raconte sa vie (par le truchement de la fiction, cela va sans dire) qui, très tôt, allait être chamboulée par le cinéma – cet art qui, par ailleurs, est aussi une industrie, comme le disait André Malraux – dont le cinéaste hollywoodien jouit du statut de figure tutélaire alors même que le public, de son côté, le lâche peu à peu : aux États-Unis, The Fabelmans a fait un four. Qu’importe : quand on aime, on ne compte pas (ni le nombre d’entrées, ni les recettes). Ici comme ailleurs, les professionnels de la profession crient au chef-d’œuvre. Une bonne raison pour aller voir le film (pour autant qu’on prête crédit à la critique) et aussi, si on aime se casser la tête (bah oui, tant qu’à faire), une matière à réflexion (du type énoncé de dissertation pour sociologues de la culture en herbe) : comment expliquer l’engouement de la critique pour The Fabelmans ? Vous avez trente minutes, montre en main.

Ruptures

Remontons dans le temps. Arrêtons-nous en 1960. Année de rupture. Pour le cinéma, j’entends (de quoi d’autre voulez-vous que je parle ?) Entré dans cette décennie, on ne parlera plus de cinéma, mais de « cinéma ». Avec des guillemets. Ce n’est pas moi qui le dis, mais un confrère, Louis Skorecki. Façon de dire que le cinéma entre dans l’âge de sa modernité. Pour le formuler autrement (c’est Jacques Lourcelles qui parle, cette fois), avant 1960, « le cinéma – miraculeusement – se trouvait sans se chercher ». Passé cette année, « il se cherche, se cherche et se cherche encore ». Bon, d’accord. Mais à part ça ? Depuis 1960, rien d’autre à signaler ? Pas la peine de demander à Louis et à Jacques : ils regardent ailleurs.

Ils ont tort. Ou raison. C’est selon. Car entretemps, une autre année a chamboulé le paysage. Du cinéma, oui (vous pensez vraiment que j’allais me mettre à parler d’autre chose ?) L’année en question, c’est 1984. Sale année (George Orwell nous avait prévenu). Tout bascule à cause d’un film (c’est moi qui le dis, cette fois) : Paris, Texas de Wim Wenders. Avant 1984, le cinéaste allemand se défendait bien. Alice dans les villes, Faux mouvements, L’état des choses : le cinéma baignait dans sa « seconde modernité » (Alain Badiou) et ne s’en portait pas plus mal. Avec Paris, Texas, il entame sa mue postmoderne. Certains, à l’époque, ont parlé de maniérisme. Pour dire qu’à partir de ce moment, le cinéma devient le spot publicitaire de ce qu’il était autrefois. Autrefois : John Ford, Allan Dwan, Yasujiro Ozu, Nicholas Ray (le cinéma sans guillemets d’avant 1960, vous suivez ?)

Premiers de classe

À l’époque, un critique aime le film. Un excellent critique (que voulez-vous, l’erreur est humaine), Serge Daney. Paris, Texas lui inspire un très beau texte (infiniment plus beau que le film), dans lequel il place ces quelques mots : « Wim Wenders occupe une situation assez unique dans le cinéma. Celle, très ingrate et très en vue, de premier de la classe (il y en a bien un autre plus sec et plus potache, mais il est aux USA, c’est Spielberg) ». 1984, Paris, Texas, Wenders, Spielberg. Vous voyez où je veux en venir ? Aux Fabelmans, dont la réception critique marque, à mon avis, la revanche du deuxième premier de classe (en 1984, on le considère comme un potache) sur le « premier » premier de classe (que l’on prend alors très au sérieux), dont la crédibilité (et le talent et l’inspiration et j’en passe) se sont, entretemps, passablement amenuisés. Car en 2023, c’est Spielberg qui fait délirer (oui, délirer) les critiques. Toujours aussi premier de classe, mais en moins potache. On est quand même plus sérieux quand on a 75 ans.

Lui suffit-il de réaliser un film personnel à Hollywood (certes, en soi un petit miracle : petit, mais miracle quand même) pour que la critique tombe à ses genoux

Résumons-nous. En 1984, Wenders est le « premier » premier de classe, et le cinéma prend le virage du postmodernisme à tout va. En 2023, Spielberg lui pique la place avec The Fabelmans. Qu’incarne-t-il aujourd’hui de plus qu’il y a quarante ans ? La figure du bon gros géant du cinéma américain. Soit. Lui suffit-il de réaliser un film personnel à Hollywood (certes, en soi un petit miracle : petit, mais miracle quand même) pour que la critique tombe à ses genoux (en fait, c’est à quelle hauteur, les genoux d’un géant ?). Soit. Mais si on en est arrivé là – autrement dit : si la rupture 2023 (après celles de 1960, 1984 et j’en oublie certainement d’autres) se résume à ça – ne serait-ce pas le moment, une bonne fois pour toutes, de détourner les yeux d’Hollywood ? Enfin, de ce qu’il en reste. C’est-à-dire (je ne veux fâcher personne), pas grand-chose.

La magie du cinéma

Voilà, j’ai jeté un froid. Le film ? On n’en a pas encore parlé, c’est vrai. Une fois qu’on l’a vu, faut reconnaître qu’Hollywood a encore de beaux restes. Même mieux, du talent. Enfin, Spielberg en a. Hollywood, ma foi... Bref. The Fabelmans, donc. Beau film, bien joué. Et pourtant, ça commence mal. En guise d’ouverture : la énième scène du gosse qui va au cinéma pour la première fois avec ses parents (en l’occurrence, pour voir un DeMille, Sous le plus grand chapiteau du monde). Terrifié par une scène où une voiture entre en collision avec un train, le gosse. Si bien qu’il tente de la reproduire chez lui, la scène, avec ses jouets, pour conjurer le trauma. Et nous, il faudrait qu’on soit ébahi. Comme le gosse. Par la magie du cinéma, servie sur un plateau par sieur Spielberg. Un peu trop vite à mon goût, le service. C’est trop rapide, vous trouvez ? Alors accrochez-vous, car le film n’est pas près de ralentir. Et ça dure deux heures trente. Mais vous verrez, ça finit par être bien.

En attendant, le gosse a mis la maison en pagaille avec ses jouets. Et il veut recommencer. Rejouer, encore et encore, la scène du train avec ses jouets. Le père, croyez-moi, est loin d’être ravi. Heureusement que la mère a une idée (pas bête du tout) : ils vont la refaire ensemble, elle et lui (son gosse), la scène du train, et filmer le tout en super 8. Comme ça, le marmot pourra se repasser l’accident en boucle (et accessoirement, ne plus mettre la barraque à feu et à sang). Mais c’est un secret, le père ne doit rien savoir (comme vous voudrez, moi je ne dirai rien). L’histoire ne s’arrête pas là (vous vous en doutiez, non ?) Le gosse prend goût au super 8. Il bricole des courts métrages avec ses sœurs et ses copains d’école. Inspirés de ce qu’il voit au cinéma : films d’horreur, de guerre, westerns. Tout le répertoire y passe.

Bon. Quand le film commence-t-il à être bien ? Parce que le coup de l’enfant qui bricole des films en super 8 et la nostalgie rétro, merci. Pas de quoi s’émerveiller, bon sang. Les enfants imitent ce qu’ils voient : en 1960, le cinéma, en 2023, TikTok et Instagram. Et puis, à force de magnifier ces boyscouts équipés de caméra Bolex au fin fond de l’Arizona, on finira par croire que la place du cinéma est au Musée Grevin. Rien que d’y penser, ça fait froid dans le dos. Alors, on passe à autre chose ?

Une histoire de famille

Comment le gosse (qui, entretemps, est entré dans l’âge que l’on dit ingrat) apprend à manipuler des caméras, on s’en tamponne à vrai dire. La vraie question, c’est pourquoi il éprouve le besoin viscéral de fabriquer des images. Une scène suggère une piste (qui se révélera bonne), et c’est là que le film commence pour de bon. Un week-end, la famille Fabelman part camper dans la forêt. L’ami de la famille ne manque pas à l’appel. Tiens, j’ai oublié de le présenter. La famille Fabelman, donc, a un ami. Un collègue de travail du père. Invité à tous les dîners, il se fond dans le paysage. Il aurait pu passer inaperçu jusqu’à cette scène de camping. Où il apparaît qu’il n’est pas indiffèrent au charme de la femme de son collègue et ami. Et qu’elle non plus, d’ailleurs.

Le cinéma lui révèle donc la craquelure qui n’aura de cesse de croître au sein de sa famille. 

À vrai dire, cette mère de famille (Michelle Williams, fabuleuse) se sent à l’étroit dans le carcan « gosses, mari, maison » (vous voyez de quoi je parle ?). Pas étonnant. D’abord, elle a renoncé à une carrière de pianiste (du genre virtuose) pour s’occuper des mioches. Et puis, son mari (gentil, d’accord, mais ça ne fait pas tout) consacre la plus grande partie de son attention à son travail d’ingénieur. Alors voilà, de fil en aiguille, faut bien chercher à pimenter sa vie. Au cours de cette virée de camping (où, un soir, la mère, ivre, se met à danser autour du feu de camp et, dans ses mouvements, sa jupe laisse deviner certaines parties de son corps – spectacle qui n’est pas pour déplaire à l’ami de la famille), on comprend donc que les Fabelman ne sont pas une famille parfaite (vous en connaissez une, en vérité ?).

Le fils a filmé cette partie de campagne. Prié par son père de réaliser un court métrage à partir des rushes (tu verras, fiston, ça fera plaisir à maman), il découvre dans celles-ci que sa mère aime un autre homme. C’est son moment Blow Up. Moins morbide que la découverte d’un cadavre, certes, mais le genre de révélation qui ne laisse pas un adolescent indifférent. Le cinéma lui révèle donc la craquelure qui n’aura de cesse de croître au sein de sa famille. Et, comme on dit parfois qu’il faut soigner le mal par le mal, il s’accroche au cinéma (le médium par qui le scandale arrive) pour échapper aux siens. Conseil que lui donne un grand oncle (Judd Hirsch, génial) lors d’une visite surprise : « Persévère dans ton art, gamin, même si le prix est cher : tu te mettras ta famille à dos ». Message reçu cinq sur cinq.

Comme si le cinéma, à chaque fois qu’il entrait dans une nouvelle phase, avait besoin de revenir à ça. Raconter des histoires de famille. 

Les choses de la vie (et du cinéma)

Paris, Texas racontait aussi une histoire de famille (inspirée par L’Odyssée, excusez du peu). Défaite, puis recomposée, enfin à nouveau défaite. Comme si le cinéma, à chaque fois qu’il entrait dans une nouvelle phase, avait besoin de revenir à ça. Raconter des histoires de famille. Contrairement à l’ancien « premier » premier de classe, Spielberg ne se regarde pas filmer. C’est un faiseur, qui déroule un récit, de manière parfois trop gourmande, sans éviter les écueils de la naïveté, mais avec le désir plus vif que jamais de raconter. Comme on le faisait autrefois. Avant que le cinéma ne devienne « cinéma ». Et c’est ce geste qui est visionnaire. Rohmer le disait : « au cinéma, le classicisme [n’est] pas en arrière, mais en avant ».

Spielberg regarde en arrière (sa vie passée, sa jeunesse), mais le film va de l’avant. La famille déménage en Californie, où le père a décroché un poste chez IDM. Là-bas, le fils se heurte à l’antisémitisme de ses camarades de classe, découvre l’amour sous un crucifix, se fait larguer lors de la cérémonie de remise des diplômes, malheur qui sera maigrement compensé par la gloire de voir son film projeté devant toute l’école (un documentaire sur une excursion de sa volée à la plage, dans lequel il dresse le portrait de ses camarades antisémites en Aryens blonds aux yeux bleu ; sa revanche). Et surtout, la mère met un terme à la fiction de la vie de famille heureuse. Dans une scène dont on se souviendra, elle annonce aux siens qu’elle retourne en Arizona vivre avec l’amour qu’elle a laissé là-bas (l’ami de la famille n’était pas du déménagement californien). Plus tard, le fils prend le large à son tour. Direction Hollywood. The End.

Car c’est David Lynch qui joue Ford. Le choix n’aurait pu être plus juste.

Filmer l’horizon

C’eût été une fin possible. Sauf que non. Spielberg a eu la bonne idée d’ajouter un appendice. Qui aurait pu se résumer à une savoureuse anecdote (comment, arrivé dans l’usine à rêves, le fils Fabelman rencontra John Ford). Pire, l’anecdote en question (parce que John Ford) aurait pu renouer avec la fibre Musée Grevin du début du film. Sauf que, là encore, non. Car c’est David Lynch qui joue Ford. Le choix n’aurait pu être plus juste. D’abord, parce qu’il s’agit d’un acteur hors pair, qui livre le plus bel allumage de cigare depuis les performances de Godard. Mais aussi en raison de l’affinité secrète qui lie Spielberg et Lynch. « Spielberg se rapproche […] d’un autre grand créateur d’imaginaire, David Lynch. Ce sont les deux cinéastes américains les plus influents des trente dernières années, d’un bout à l’autre de l’industrie » (dixit Stéphane Delorme en 2012).

D’un bout à l’autre, mais qui finissent par se rejoindre : au crépuscule de leurs carrières, les deux créateurs accouchent de leurs œuvres les plus personnelles (une troisième saison de Twin Peaks pour l’un, The Fabelmans pour l’autre). En 1984, il y avait donc deux premiers de classe dans le cinéma : Wenders et Spielberg. En 2023, la distribution a changé pour moitié. Premiers de classe dans la catégorie vétérans, Lynch et Spielberg. Tellement chouchoutés qu’on les laisse libres de réinventer leur outil de travail (faites ça dans votre coin, s’il vous plaît).

Mais le dernier mot revient à John Ford. Sous la forme d’une leçon adressée au fils Fabelman. « Dans un plan, quand l’horizon est en bas, c’est intéressant. Quand l’horizon est en haut, c’est intéressant. Quand l’horizon est au milieu, c’est chiant. » Sur ces bonnes paroles, le jeune adulte sort du studio du cinéaste (à vrai dire, on ne lui laisse guère le choix), heureux comme jamais. La caméra le regarde s’éloigner vers l’horizon, qui se trouve au milieu du plan. Brusquement, le cadrage est corrigé. L’horizon descend en bas du plan. Voilà, c’est mieux. Ford serait content. Le cinéma sans guillemets existe donc peut-être encore. Même si cette certitude ne sera jamais acquise, c’est le plus beau des happy ends.

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Screenings in Swiss cinema theatres

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The Fabelmans | Film | Steven Spielberg | USA 2022 | 151’ | CH-Distribution: Universal Pictures Switzerland
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First published: March 14, 2023