En attendant le carnaval
Text: Emilien Gür
Si le Christ s’est arrêté à Eboli, le capitalisme, en revanche, n’a jamais mis terme à sa course. Ses prières, adressées urbi et orbi, n’ont pas manqué d’atteindre la petite ville de Toritama, sise dans la région reculée du Nordeste au Brésil. Autrefois tournée vers l’élevage et l’agriculture, la bourgade s’est récemment constituée en capital du jeans, vêtement qu’elle produit par dizaine de millions chaque année. Les habitants, qui ont converti leurs anciennes granges en fabriques, travaillent presque tous à leur compte, à un rythme frénétique. C’est en ces lieux que Marcelo Gomes a choisi de fixer sa caméra, guidé par les traces de son père, que son métier de contrôleur des impôts menait jadis souvent à Toritama. Aussi le film s’inaugure-t-il par une comparaison entre passé et présent, ce que la ville était autrefois et ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Le cinéaste a tôt fait de verser dans une idéalisation facile, parce que dénuée de toute perspective critique, de la Toritama qu’il connut enfant. Les rues désertes et silencieuses de la bourgade que son père inspectait sont évoquées comme un paradis perdu au regard du bruit (des machines à coudre) et de la fureur (de vivre pour le capital) qui caractérisent actuellement la ville. L’air est déjà par trop connu : énième déclinaison d’une nostalgie si moderne pour les formes de vie prémodernes.
Là où il déçoit de par l’opposition convenue qu’il instaure entre présent et passé, le film de Marcelo Gomes emporte l’adhésion par la fine observation du paysage temporel dans lequel évoluent les habitants de Toritama. Au cours de leurs échanges avec le cinéaste, ceux-ci marquent immanquablement leur fierté pour les heures de travail démesurées qu’ils accumulent. « Nous travaillons certes plus qu’à l’usine, répètent-ils, mais nous sommes au moins maîtres de notre temps », lequel équivaut, en tout et pour tout, à de l’argent. Lorsque le cinéaste demande à une ouvrière affairée quotidiennement dans son atelier de 7h à 22h si elle considère la vie qu’elle mène comme bonne, celle-ci répond par l’affirmative, insistant sur le fait que son travail lui permet de nourrir sa famille. Deux lignes de pensées s’entrechoquent alors : d’une part, la suspension de la condamnation morale d’un tel (auto)asservissement au travail que tout spectateur du premier monde sera sans doute enclin à adopter, en ce qu’elle est la marque d’un privilège évident (de quel droit puis-je réprouver le « choix » de vie de cette ouvrière, dans la mesure où il s’agit de gagner sa croûte dans un contexte où l’éventail de possibles semble des plus restreints ?) ; d’autre part, l’effarement suscité par le constat qu’il soit nécessaire en certains lieux de sacrifier l’intégralité de son temps pour garnir son garde-manger. À Toritama, le néolibéralisme se manifeste comme un oxymore : la liberté d’entreprise cultive l’aliénation dans et par le travail, tandis que le culte de la performance se nourrit de la précarité.
Les choses, qui n’étaient déjà pas simples, s’avèrent franchement compliquées. Si l’accumulation du capital vise à permettre à tout un chacun de remplir son frigo, il faut en dernier lieu se résoudre à se débarrasser de celui-ci. À Toritama, on ne vit que pour l’argent, mais aussi que pour le carnaval (c’est précisément l’impossible union de ces deux propositions mutuellement exclusives qui fait basculer le film dans l’absurde). À l’approche des festivités, les habitants vendent tout ce qu’ils peuvent pour pouvoir passer leurs huit jours de vacances annuelles au bord de l’océan. Tout y passe, du frigidaire au téléviseur. Une fois le carnaval passé, il faudra travailler pour regagner les biens vendus, destinés à être remis en vente l’an prochain. Ainsi passent les années à Toritama, en attendant le carnaval.
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Screenings in August 2020 at the Cinéma Bio Genève