Paysage ordinaire
Text: Giuseppe Di Salvatore
Un film en crescendo, qui bouge lentement à partir d’une photo d’époque : une grande famille de paysans offre l’occasion de rappeler l’agriculture d’antan, en Bretagne, dans un va-et-vient avec le contemporain qui est confrontation, contrepoint, voire contradiction. L’image photographique n’est pas donnée, n’est plus donnée, car elle est thématisée comme image problématique, à découvrir et redécouvrir. Et il en va de même pour l’image du paysage, constamment problématisée au fil des décennies qui l’ont vu changer : les grandes parcelles familiales, puis la fragmentation, puis la consolidation des fermes, l’expansion, l’exploitation mécanisée de la terre, la réorganisation de l’agriculture à l’échelle industrielle, jusqu’à la dépendance à la finance et ses raisons désormais éloignées des équilibres entre la personne et la terre. Damien Monnier raconte ainsi l’histoire d’une relation homme-paysage où l’homme prend le dessus jusqu’à oublier son enracinement dans le paysage. Pour ceux qui ont résisté au mouvement d’urbanisation, il s’agit de témoigner de la perte totale d’indépendance : le paysan devient employé, dans un marché dont les décisions n’ont plus aucune relation avec la question d’habiter un territoire.
Dans une longue première partie de Paysage ordinaire, le montage fragmenté privilégie la beauté du cadre au souci d’information. Il est possible de se sentir un peu perdu dans ce récit fait d’une mosaïque de situations qui ne paraissent pas liées à une thèse, à une idée. Au prix d’une certaine désorientation, nous gagnons en immersion ; à mesure que le film évolue, nous accédons au portrait historique et contemporain de la Bretagne paysanne, pour ainsi dire, de l’intérieur, dans sa réalité « ordinaire ». Monnier ne veut pas nous imposer une description toute faite de cette réalité, mais la laisser parler, la laisser dénoncer l’« ordonnancement » dont elle est victime. Paysage ordinaire, paysage ordonné, paysage éclaté : voilà le climax inquiétant de ce film, alors que nous prenons conscience de l’impossibilité de mettre en image le paysage ordinaire d’aujourd’hui. À ceux qui, comme nous, pensent spontanément à d’hypothétiques petites entreprises autonomes, plus en harmonie avec le territoire, les protagonistes du film font justement remarquer qu’il est difficile de trouver le temps et les financements nécessaires à la reconversion — thème capital quoique (trop) souvent oublié dans le débat politique.