El año del descubrimiento

[…] Puis, il s’agit pour nous de plonger dans une dimension de dialogue : les personnages conversent entre eux dans un bar, et c’est la confrontation ouverte des opinions qui constitue l’étoffe de la mémoire.

[…] « El año del descubrimiento » est un film qui demande notre attention et une attitude active en tant que spectateur, mais cela fait bien partie de sa mission, laquelle dépasse largement la simple information et le témoignage.

Le récit d’un rêve ouvre le film, le récit d’un autre rêve ferme le film. Mais El año del descubrimiento est loin d’être un film d’imagination, car, entre ces deux rêves, nous sommes face à une longue séquence ininterrompue de faits, plus précisément à une série de têtes parlantes qui se racontent, relatent sur leur passé, témoignent de leur présent, doutent de leur futur. Entretien ou témoignage, conversation ou confession, la parole occupe l’écran, incontestée. C’est par elle que nous reconstruisons un univers, à Cartagena, Murcia, port au sud-est de l’Espagne, et une histoire entre le franquisme et aujourd’hui. Le film de Luis López Carrasco s’avère alors un formidable travail de mémoire collective dédié tout particulièrement aux années 1980 e 1990 en Espagne, pour restituer une vérité obscurée par le récit heureux d’un Pays qui se relance et s’investit dans la démocratie et dans l’Europe. Un pays qui s’est forgé une histoire de succès, qui s’est plu dans le miroir libertaire des fictions de Pedro Almodóvar et qui a voulu célébrer sa rédemption avec le combiné des Olympiades à Barcelone et de l’Expo’92 à Séville dans la même année, 1992 ; mais aussi un pays qui a ainsi cristallisé sa mémoire en balayant l’historia non grata des victimes de la reconversion traumatique et souvent mal gérée (par le Parti socialiste) d’une économie étatique encore franquiste, à une économie (néo-)libérale, monnaie d’échange de l’entrée de l’Espagne en Europe (1986). Il s’agit notamment de l’histoire des émeutes à Cartagena, justement en 1992, après que la ville a été frappée dans presque tous ses secteurs productifs par une vague de licenciements sans précédents.

Si le film de López Carrasco vit certainement de son contenu brûlant, il serait presque insoutenable s’il se réduisait seulement à trois heures et vingt minutes de documentation informative. El año del descubrimiento est un film passionnant dont on a du mal à se détacher, surtout grâce à sa forme, qui est capable d’enrichir son contenu. Cela d’abord par le choix de faire passer ses éléments documentaires presque exclusivement par les voix des personnes : peu d’images d’archives nous distraient des récits des personnages, soulignant ainsi la dimension personnelle, micro-biographique de l’Histoire, loin de la chronique journalistique accrochée à l’image de la violence – et à sa mise-en-image. Puis, il s’agit pour nous de plonger dans une dimension de dialogue : les personnages conversent entre eux dans un bar, et c’est la confrontation ouverte des opinions qui constitue l’étoffe de la mémoire. Le factuel de l’histoire, malgré sa force indéniable (ici bien revendiquée), demeure toujours aussi une question de perspective – ce qui est bien souligné par un montage qui semble vouloir chercher le débat contradictoire, aussi grâce au partage de l’écran en deux fenêtres, ce qui permet également de laisser quelques moments de suspension. En outre, l’esthétique du bar et des personnes à l’écran, en grande partie issues de ce qu’on appelle la classe ouvrière, combinée avec l’esthétique de l’image toute autre que polie et plutôt avec une patine home video, crée à la fois une atmosphère datée (années 1980 et 1990) et hors du temps. La distinction entre images d’archives et images actuelles disparaît, renforçant ainsi la perspective de chaque témoin par rapport à notre perspective historique et documentaire (nous jugeons aujourd’hui du passé exhibé). Cette particularité du film permet alors de raccourcir les distances entre les récits de la Guerre Civile et du franquisme, ceux des années autour des émeutes de 1992 et ceux d’aujourd’hui, en nous poussant à relire tout ce qu’on entend par rapport à l’actualité et donc à découvrir des nouvelles connexions : la faiblesse du socialisme à s’écarter des agendas néo-libéraux, par exemple, il y a quarante ans comme aujourd’hui, ou bien la difficulté de toute mobilisation syndicale face à un patronat qui a complètement les mains libres, au début du vingtième siècle comme aujourd’hui.

À l’intéressante expérience de la temporalité dans le film, entre mémoire, oubli et fluidité des époques, s’ajoute l’expérience spéciale de la temporalité du film. Une heure et demi dédiée au mélange des générations, travailleurs sous la dictature, travailleurs pendant la reconversion industrielle, travailleurs précaires aujourd’hui. C’est une partie du film qui ouvre plusieurs questionnements autour du travail, comme passion, métier, besoin, nécessité, bien, voire bien de luxe – cet inquiétant climax se superposant parfois à la chronologie des dernières décennies… Ce n’est que dans la deuxième partie du film que cette constellation de questionnements se recentre sur les événements de 1992 à travers une reconstruction minutieuse des faits et des enjeux des émeutes de Cartagena. Nous avons ainsi la possibilité de ressentir toute la force du fait, de l’événement ponctuel, dans la mesure où il résonne désormais dans un contexte historique et politique d’envergure, tout en constituant aussi un exemple paradigmatique d’une situation universelle – celle de la mobilisation politique des travailleurs – qui nous concerne directement aujourd’hui.

Si l’on constate souvent une atmosphère de découragement et d’impuissance dans le film, surtout par rapport à nos jours (et en particulier par rapport à la décadence du syndicalisme), nous retrouvons de l’espoir, non pas dans une nouvelle recette politique, mais plutôt dans et à travers le geste cinématographique lui-même. Car celui-ci célèbre la discussion, le dialogue et la complexité contre les simplifications prédigérées auxquelles le journalisme, et avec lui une bonne partie de cinématographie apparemment « engagée », nous a habitué. Les deux cents minutes de film au dispositif austère et sans changement dépassent clairement le format de la consommation cinématographique habituelle. Ils nous obligent à – et permettent de – approcher la nécessaire complexité de tout questionnement politique ensemble réaliste et véritablement humaniste. C’est (peut-être seulement) grâce à ce dévouement passionné que l’on peut aborder des question délicates comme celle, par exemple, qui concerne le besoin effectif d’une émancipation des conditions de travail par rapport aux différentes formes d’exploitation voire esclavage qui garantissent par contre une certaine sécurité ; ou celle qui concerne l’effective volonté de mobilisation politique des victimes des injustices sociales par rapport au confort, certes alimenté par une conscience d’impuissance plus ou moins légitime, de déléguer entièrement toute forme d’activité politique. On peut bien dire : enfin un film vraiment politique !

El año del descubrimiento est un film qui demande notre attention et une attitude active en tant que spectateur, mais cela fait bien partie de sa mission, laquelle dépasse largement la simple information et le témoignage. L’exemple de la mobilisation du 1992 à Cartagena sert clairement d’aiguillon et d’incitation à l’action pour une génération trop souvent désabusée, par paresse et/ou par impuissance effective. Mais c’est déjà dans la forme de ce film, et donc dans son visionnement nécessairement actif, que l’incitation s’annonce. La politique est et restera bien une affaire de la rue, mais elle se tisse également dans les bars, et se réalise aussi face aux écrans de cinéma … seulement si on prend le temps de retrouver la mémoire des différents temps, de retrouver l’urgence de nos propres temps.

 

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Screenings at Cinéma Spoutnik Genève 

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El año del descubrimiento | Film | Luis López Carrasco | ES-CH 2020 | 200’ | Grand Prix at Cinéma du Réel Paris 2020

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First published: September 26, 2020