Neïl Beloufa | Occidental

[…] À chaque reconnaissance de genre — mais le dispositif fonctionne pour les genres comme aussi pour les situations et les personnages fortement typifiés dans l’imaginaire cinématographique de tous — suit son détournement systématique, dans un jeu de provocation et d’errance à la fois.

[…] la fiction se dit comme telle, en nous obligeant à une lecture qui est nécessairement au « deuxième degré » — métaphorique ou citationnelle.

[…] Il ne s’agit donc pas seulement d’exercer la critique — par exemple à travers un film fait de détournements narratifs et personnages ambigus —, il faudra plutôt suspendre la boucle dans laquelle cette même attitude critique s’exerce en connivence avec tout ce qu’elle critique.

Hotel Occidental : l’éternelle thématique cinématographique du crime y trouve une déclinaison multiforme et informe, où voleurs, terroristes, violeurs et leurs complices flottent à l’état toujours seulement potentiel dans un dédale d’histoires sans issue, et où la loi de la suspicion anime la gérante de l’hôtel pour ensuite se propager à ses assistantes, jusqu’à la police.

Brouiller les cartes

Si la paranoïa est un puissant instrument pour donner du sens et créer des histoires, Neïl Beloufa l’exploite à fond pour créer un film hanté par les phantasmes, dans ce qu’on pourrait bien considérer comme un hommage au cinéma lui-même. Thriller, policier, film d’action, intrigue internationale, histoire d’amour, film politique, farce théâtrale : l’artiste franco-algérien baigne son Occidental dans une multitude de genres, sans vraiment s’essayer au mélange des genres mais plutôt en enchaînant leurs échecs. À chaque reconnaissance de genre — mais le dispositif fonctionne pour les genres comme aussi pour les situations et les personnages fortement typifiés dans l’imaginaire cinématographique de tous — suit son détournement systématique, dans un jeu de provocation et d’errance à la fois.

L’intrigue et les dialogues sont mis en scène sans aucun souci d’illusionnisme, en rappelant la dimension fictive des telenovelas, et toute vraisemblance se trouve dépassée par un décor originel omniprésent : la fiction se dit comme telle, en nous obligeant à une lecture qui est nécessairement au « deuxième degré » — métaphorique ou citationnelle.

Une critique contemporaine

Ce style joyeusement libre et inventif (certainement une bouffée d’air frais dans le paysage cinématographique français) se plaît dans un humour qui est quand même capable de véhiculer des questions brûlantes d’actualité : la peur permanente de l’autre et de son potentiel d’agression, les tensions raciales et ethniques, la violence latente dans les espaces publics, les questions de genre et l’homophobie, mais surtout le consentement à l’usage préventif de la force publique. Voilà des phantasmes non seulement cinématographiques, mais bien concrets dans l’occident contemporain… En effleurant ces thématiques, Beloufa maintient son style fait d’évitements et détournements, mettant ainsi en avant les vertus « critiques » de l’ambiguïté pour tous ses personnages, toujours pris entre naïveté et dissimulation.

Un final « catastrophique »

Mais cette tension, qui avec son suspense donne le bon drive au film, cède dans la partie finale du film, où les personnages semblent trouver leurs identités définitives. En outre, l’explosion accidentelle du four de la cuisine de l’hôtel déclenche un passage à l’action qui met une fin aux continuels renvois de l’action qui ont constitué la force de la narration précédente. Cette katastrophé du récit me semble catastrophique pour Occidental, presque une contradiction par rapport à l’indéfinition qui le fondait. Certes, Beloufa ne nous donne pas de solutions aux interrogations parsemées auparavant dans le film, et les interprétations de faits et personnages ne feront que se multiplier. Mais, comme pour certains films des années 70, on aurait pu s’attendre à une fin sous forme d’interruption, plutôt qu’à un final bien orchestré, qui ressort encore plus surjoué et improbable par rapport au reste du film, s’assurant ainsi un spectateur définitivement perdu.

La vertu du décrochage

Peut-être est-ce Neïl Beloufa lui-même qui a voulu sortir du dispositif qu’il a créé. Du moins, c’est ce que j’ai pu déduire de l’intéressante discussion qui a suivi la projection du film au Geneva International Film Festival. Artiste habitué au « mécanisme pervers » du « système de l’art contemporain », Beloufa fait de la boucle où les institutions de l’art financent des œuvres qui critiquent le système de financement auquel ces institutions participent elles-mêmes une thématique centrale de son travail. Il ne s’agit donc pas seulement d’exercer la critique — par exemple à travers un film fait de détournements narratifs et personnages ambigus —, il faudra plutôt suspendre la boucle dans laquelle cette même attitude critique s’exerce en connivence avec tout ce qu’elle critique. Alors le fait que le spectateur puisse « décrocher » du film se révèle plutôt une ressource auquel l’artiste lui-même veut nous pousser. Certes, vouloir contrôler et donner sens même aux échecs risque d’être une manœuvre qui exprime le même esprit de contrôle absolu que l’idéologie de la guerre préventive…

Identités hybrides

La spirale que nous pouvons vivre, dans le film et en réfléchissant sur le film, peut se développer à l’infini en tant qu’exercice intellectuel. Le spectateur d’Occidental, dans tous les cas, gardera dans son vécu l’expérience d’un monde hybride, où les certitudes du réel s’évaporent et l’imagination prend une forme concrète. C’est la même expérience que le spectateur peut vivre à Lucerne, au Kunstmuseum, dans la belle exposition conçue par Fanny Fetzer, Yellow Creature. Ici, Neïl Beloufa présente un travail vidéo de 2007, Kempinsky, qui prend maintenant la forme d’une installation. Dans le décor pluri-morphe d’un cinéma de science-fiction, nous découvrons une sorte de pamphlet vidéo qui fait la propagande d’un nouveau royaume utopique, en Afrique, où la télépathie et la puissance de la pensée ont libéré l’humanité — désormais en conjonction avec le monde animal et minéral — de toute limitation. Au Mali, Beloufa met en scène une nouvelle identité africaine, hybride et précaire aussi dans sa définition filmique, car les protagonistes, qui apportent toujours une lumière artificielle dans la nuit, se montrent clairement en train d’improviser un texte qui ne leur appartient pas. Neïl Beloufa, lui-même biographiquement partagé dans une double nationalité franco-algérienne, explore encore une fois les thématiques du double, de l’hybride, de la transformation — qui sont également au cœur de l’exposition lucernoise — en véritable brouilleur de cartes et nouveau Bartleby à la fois.

Info

Neïl Beloufa | Occidental | Film | FR 2017 | 73’ | Geneva International Film Festival 2017

More Info

Neïl Beloufa | Kempinski | Video-installation | 2007/2017 | Kunstmuseum Luzern, Yellow Creature | 28/10/2017-7/1/2018

On the exhibition at the Kunstmuseum Luzern

First published: November 09, 2017