Mitsuki | Sekai

Découverte touchante à Bildrausch Filmfest 2023, les deux derniers films de Marina Tsukada nous réapprennent à voir, par une « esthétique de la soustraction » (voir ici l'essai de Nicolas Bézard), la beauté des personnes en retrait de la société, qui deviennent les pionniers et les exemples d'un monde poétique.

Marina Tsukada, trente ans et des poussières, est née au Japon. Tous ses films sans exception mettent en scène des adolescentes qui se cherchent, souvent introverties, parfois mal dans leur peau, en écho à ce que la cinéaste a vécu au passage de l’enfance à l’âge adulte. Tsukada s’est distinguée avec un premier long métrage en 2017, Kara no Aji (Le goût du vide), récit d’une lycéenne en proie à des troubles de l’alimentation. Le festival Bildraush nous permet de découvrir son cinéma, non distribué sous nos latitudes, en programmant ses deux derniers courts métrages, Mitsuki (2020) et Sekai (2023), unis par les motifs thématiques ou formels qu’ils ont en commun, et qui dévoilent discrètement, au détour d’un plan, leur appartenance à un seul et même univers diégétique.

De timides jeunes filles se baladent en uniforme de collégienne en écoutant de la J-Pop, vénèrent des idols, se réfugient dans la lecture de drama, pour oublier un mal-être ou une situation familiale douloureuse. Combien de Shôjos mangas ou de school romance movies ont usé ce genre de canevas jusqu’à la corde ? À la lecture de leurs synopsis, Mitsuki et Sekai cochent toutes les cases de ces genres très codifiés, au Japon, et l’on était en droit de craindre deux mignardises Kawaï de plus. La surprise est donc heureuse de découvrir du cinéma là où il semblait a priori le moins à-même de surgir.

Au fond, il paraît peu utile ici de s’attarder sur ce que ces deux films racontent. Contentons-nous de de dire qu’ils sont des variations sur les thèmes rebattus de l’adolescence en marge, de l’identité en construction, du refuge dans l’imaginaire. Plus intéressante et subtile est la manière dont Mitsuki et Sekai dialoguent, en développant d’abord leurs intrigues dans un même environnement – un collège et, par extension, une ville japonaise de province sans qualité, où le béton des infrastructures se dispute aux frondaisons des collines boisées. En partageant des ramifications scénaristiques – Mitsuki, la jeune fille qui prête son nom au premier film, est une camarade de classe d’Aki, personnage au centre du second. En produisant les mêmes angles morts – la présence inquiétante d’une figure de grand-mère alitée, inerte, silencieuse. En dressant enfin les portraits de deux adolescente très différentes – l’indocile et affirmée Mistuki, la rêveuse et taciturne Aki – auquel il faudrait ajouter celui, dans Sekai, de Yoomi, musicienne entre deux âges qui vit d’expédients en attendant peut-être de relancer sa carrière.

Mitsuki et Sekai ont suffisamment de personnalité pour nous épargner un quelconque effet de redondance. Le premier film, qui semble débuter et se terminer de façon totalement arbitraire, apparaît flottant, pour ne pas dire déconcertant, dans sa manière de poser son intrigue. Telle une chambre d’écho, le second, narrativement plus ample et structuré (Sekai signifie « monde » en japonais), amplifie en les précisant les formes vaguement préludées par Mistuki.

Disons-le franchement, toutes celles et ceux qui ne jurent que par un cinéma fort en gueule ou en gesticulations en seront pour leurs frais. Tsukada travaille avec calme une matière diégétique pauvre, fragile, mutique. Son territoire est celui du lapidaire, de l’entre-les-lignes, des micro-évènements auxquels il faut savoir se rendre disponible. Les forces qu’elle invoque sont celles qui agissaient aux premiers temps du cinéma, trop vite endiguées car suscitant la méfiance de ceux qui ont eu tôt fait d’exploiter cet art à des fins purement spectaculaires et commerciales. Je veux parler des principes primordiaux du cinématographe que sont le temps, l’ellipse, le mouvement, le cadre, le hors-champs, la physicalité et la plasticité de l’image, la magie de la lumière, ou plus tard, du son direct et du silence, tous ces éléments natifs utilisés ici pour ce qu’ils sont, dans une forme de dépouillement, de sécheresse, et, oserais-je le dire, d’innocence.

Car je dois profiter de ce moment de ma réflexion pour avouer ma fatigue devant un cinéma épris de lui-même et des effets qu’il produit, et dont il n’a que trop conscience. Appelez cela de la coquetterie (voyez ses clins d’œil entendus), de la forfanterie (remarquez comme il bombe le torse), ou de la complaisance (regardez-le s’enliser dans son systématisme de petit malin), ce cinéma de l’ostentation, de l’opulence et/ou du clignotement est au cinéma que j’aimerais défendre ici ce que le culturisme est à la gymnastique : un narcissisme hypertrophié, un concours de postures, un étalage de muscles.

Mais revenons à ces deux modestes propositions de Marina Tsukada. Celles-ci tendent au contraire vers une ascèse. Moins de scénario, moins de paroles, moins de musique, moins de décors, peu de personnages, pas de caractérisation univoque, moins de plans. Derrière cette façon de (nous) faire place nette il y a une résistance assumée contre tout ce qui relèverait d’une logique maximaliste, d’une intention trop visible, mais aussi et surtout une volonté de s’attaquer frontalement à la question du vide dans ce système de représentation complexe qu’est le cinéma.

« Vider l’étang pour attraper les poissons », écrivait Robert Bresson dans ses Notes sur le cinématographe. Il n’est pas question d’autre chose dans ces films où Marina Tsukada (par ailleurs auteure d’un film intitulé « Le goût du vide » !) s’inscrit dans l’esprit d’un « cinéma soustractif » tel que l’a brillamment défini Antony Fiant dans son essai Pour un cinéma contemporain soustractif. Un cinéma qui, se démarquant de celui par trop explicatif ou psychologique, redonne selon Fiant  « ses lettres de noblesse à la mise en scène cinématographique, offre la certitude d’avoir affaire dans chaque film à un artiste se posant la question de la représentation, de la composition de l’unité filmique qu’est (à nouveau) le plan, de l’adaptabilité de la forme par rapport au fond choisi par une certain nombre d’effets soustractifs garantissant l’exclusion du superflu. »

De ce strict point de vue, avec ses choix de mise en scène radicaux – absence de musique additionnelle, intégration parcimonieuse des bruits du monde, tentative, par l’usage du plan prolongé, de nous mettre au contact de climats, de mouvements, de corps, de visages, jusqu’à épuisement de leur potentiel narratif, expressif, poétique – Tsukada emporterait les suffrages si elle ne relâchait pas légèrement, à la toute fin de Mitsuki, cette rigueur qui semble indissociable d’une esthétique de la soustraction.

Curieusement, cette approximation intervient après un instant de pure grâce cinématographique : l’image de Mitsuki qui, s’étant abritée des regards sous les piles d’un pont d’autoroute, rassemble longuement ses cheveux au-dessus de sa nuque pour en faire une queue-de-cheval. De ce geste, sobrement capté de dos dans un plan que l’on croit d’abord fixe, mais qui par un infime mouvement de travelling vers l’avant vient se resserrer sur le buste de la collégienne, émane une étrange solennité, une pudeur et une émotion que tout autre parti pris de mise en scène aurait à coup sûr abîmé. Fixe et composé de sorte que le corps de l’adolescente s’inscrive au centre du paysage périurbain, le plan suivant prolonge la belle retenue du précédent. On y voit Mitsuki ajuster ses écouteurs et improviser une chorégraphie au son d’une musique que la cinéaste a l’intelligence de ne pas nous faire entendre, laissant au bruit du vent et de la circulation automobile le soin d’emplir nos oreilles. La suite – un enchaînement de plans maladroitement filmés caméra à l’épaule – simule d’autant plus grossièrement les émotions confuses censées traverser Mitsuki que l’on perçoit en off des bribes de dialogues déjà entendus dans les scènes précédentes. Elle traduit une certaine incapacité de la cinéaste à terminer sa séquence et son film, comme si elle avait entrevu, dans l’acte de soustraction lui-même, une possible déconnexion d’avec son sujet.

Cette éphémère volte-face n’entame pas l’impression très positive laissée par ces deux courts-métrages qui pourraient n’en former qu’un long et unique. La réussite de Marina Tsukada venant aussi de la façon dont elle parvient à imposer des présences singulières et dissonantes : Mitsuki et son léger embonpoint, Yoomi et ses traits presque occidentaux, Aki et son faciès de marionnettes de Bunraku, corps et visages féminins éloignés des critères exigés par une grande partie de la production audiovisuelle nippone, et à cette enseigne invisibilités. En optant pour le filmage en pellicule, la cinéaste magnifie leur solitude, donne chair à leur évanescence, enregistre leur vibration intime pour nous les restituer dans leur vérité brute, à la manière d’une portraitiste de talent.

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Mitsuki | Film | Marina Tsukada | JAP 2020 | 28’ | Bildrausch Filmfest Basel 2023

Sekai | Film | Marina Tsukada | JAP 2023 | 38’ | Bildrausch Filmfest Basel 2023

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First published: June 03, 2023