Gunda

[…] «Gunda» est une tentative de retrouver le regard perdu des animaux. Viktor Kossakovsky filme volailles, vaches et cochons dans l’espoir d’être regardé par eux en retour. Il cherche à nous libérer, eux animaux et nous humains, du paradigme du zoo ; autrement dit, à restaurer le lien qui permettait aux animaux de nous retourner le regard.

[…] La caméra du cinéaste se tient à la surface des choses. Elle épouse la matière du réel, rendue avec une délicatesse infinie par la grâce et la précision du numérique.

Text: Emilien Gür

Podcast

Audio-Reading

Text: Emilien Gür | Reading: Luna Schmid | Editing: Annatina Stalder

Find a list of all our Podcasts here.

En revoyant Gunda il y a quelques semaines à Zurich, je pensai à plusieurs reprises à la question qui donne son titre au très bel essai de John Berger : Why Look At Animals ? (2009).

Dans ce texte, l’écrivain britannique évoque le régime d’aliénation qui caractérise la condition animale en Occident depuis l’essor du capitalisme. Il décrit dans un style dont la sobriété est celle d’un constat implacable la disparition progressive du lien entre humains et animaux, marginalisés au sein du corps social au fur et à mesure que la modernité gagnait du terrain. Aux yeux de John Berger, les zoos, qu’il compare volontiers à des institutions coercitives et exclusives telles que la prison ou l’asile, sont l’incarnation la plus éloquente de la marginalisation des animaux dans nos sociétés. À leur sujet, il écrit ces lignes :

« The zoo cannot but disappoint. The public purpose of zoos is to offer visitors the opportunity of looking at animals. Yet nowhere in a zoo can a stranger encounter the look of an animal. At the most, the animal’s gaze flickers and passes on. They look sideways. They look blindly beyond. They scan mechanically. They have been immunized to encounter, because nothing can any more occupy a central place in their attention. »

« Therein lies the ultimate consequence of their marginalization. That look between animal and man, which may have played a crucial role in the development of human society, and with which, in any case, all men had always lived with until less than a century ago, has been extinguished. Looking at each animal, the unaccompanied zoo visitor is alone. As for the crowds, they belong to a species which has at last been isolated. »

Gunda est une tentative de retrouver le regard perdu des animaux. Viktor Kossakovsky filme volailles, vaches et cochons dans l’espoir d’être regardé par eux en retour. Il cherche à nous libérer, eux animaux et nous humains, du paradigme du zoo ; autrement dit, à restaurer le lien qui permettait aux animaux de nous retourner le regard. « La parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui écouste », écrivait Montaigne. Il en va du même du regard. Celui-ci doit circuler (bien sûr, dans le sens le plus éloigné de la formule : « circulez, il n’y a rien à voir »). Kossakovsky sait qu’il ne peut regarder seul.

C’est une question neuve au regard de l’histoire de l’humanité, relativement ancienne en ce qui concerne celle du cinéma, que pose Viktor Kossakovsky : comment filmer un regard ?

Dans Sans Soleil (1983), Chris Marker proposait une réponse :

« C’est sur les marchés de Bissau et du Cap-Vert que j’ai retrouvé l’égalité du regard, et cette suite de figures si proches du rituel de la séduction : je la vois – elle m’a vu – elle sait que je la vois – elle m’offre son regard, mais juste à l’angle où il est encore possible de faire comme s’il ne s’adressait pas à moi – et pour finir le vrai regard, tout droit, qui a duré 1/25 de seconde, le temps d’une image. »

Pour le cinéaste-essayiste, il s’agissait, à travers l’exercice du regard, de restaurer un rapport d’égalité dans un contexte de domination postcoloniale ; en d’autres termes, de faire du regard non plus un lieu de pouvoir (regard d’un cinéaste blanc sur une femme noire), mais un terrain de rencontre (regarder avec). Kossakovsky n’est pas étranger à ces questions. Son film ne vise rien d’autre qu’à inventer un regard qui suspendrait la domination des animaux par les humains ; en bref, qui permettrait aux animaux de nous regarder à nouveau.

Viktor Kossakovsky s’essaie au monde animal. Avec quel pouvoir immersif, avec quel renfort de sensualité nous entraîne-t-il dans ces rythmes de vie, ces fragments d’existence de gallinacés, de bovidés et de cochons – parmi lesquels Gunda, la truie qui donne son titre au film. La caméra du cinéaste se tient à la surface des choses. Elle épouse la matière du réel, rendue avec une délicatesse infinie par la grâce et la précision du numérique. Son regard caresse les pelages de jeunes porcs âgés de quelques semaines, la texture de la patte d’un poulet unijambiste, les yeux vitreux des vaches sorties de leur enclos.

Viktor Kossakovsky est obnubilé par le Beau. Il cherche à dire la beauté du monde animal et dispose d’excellents chefs opérateurs pour le faire. Leur virtuosité est telle que pointe par moment le soupçon d’une connivence avec l’esthétique d’un reportage de National Geographic. Disons que le cinéaste a fait le choix de la transparence. Il ne s’agit ni de réfléchir sur la fonction médiatrice du cinéma entre les mondes humains et non humains comme l’ont fait Peter Mettler et Emma Davie dans Becoming Animal, ni de nous confronter à la cruauté radicale de l’existence de chiens errants moscovites à l’instar d’Elsa Kremser et Levin Peter dans Space Dogs. Au contraire, rien ne doit faire obstacle à notre immersion dans l’environnement où se déploie la vie des animaux regardés. Nos yeux croient toucher le monde lui-même, oubliant presque l’écran et le montage à la virtuose souplesse qui s’interposent entre lui et nous.

Kossakovsky n’aurait pu choisir parti pris formel plus adapté à son projet. Si le dispositif cinématographique s’efface, nous permettant ainsi de nous oublier à nous-mêmes dans la contemplation du monde animal, c’est pour mieux nous renvoyer de plein fouet les quelques regards d’animaux que compte le film, saisis dans un stupéfiant effet d’immédiateté. Difficile de croire qu’ils ne nous sont pas adressés.

John Berger écrivait ceci à propos du regard animal :

« The eyes of an animal when they consider a man are attentive and wary. The same animal may well look at other species in the same way. He does not reserve a special look for a man. But by no other species except man will the animal’s look be recognized as familiar. Other animals are held by the look. Man becomes aware of himself returning the look. »

Dans Gunda, les regards d’animaux nous renvoient à nous-mêmes en tant qu’humains. Ils nous confrontent également à leur propre altérité, décrite avec élégance et précision par Berger : « But always [the animal’s] lack of common language, its silence, guarantees its distance, its distinctness, its exclusion from and of man. » Toutefois, la proposition filmique du cinéaste russe dépasse l’analyse de l’écrivain anglais. Kossakovsky sait qu’il est impossible de retrouver la façon dont les animaux nous regardaient avant leur mise au ban d’une société guidée par le productivisme. En définitive, c’est à cet échec que nous confrontent les regards d’animaux offerts par le film. Ceux-ci nous renvoient non seulement à leur propre altérité, mais aussi à la façon dont les humains s’efforcent de gérer, pour ne pas dire d’exploiter, cette dernière. La beauté que filme Kossakovsky n’est pas celle d’un monde animal idyllique soustrait à toute influence humaine. Et si aucune figure humaine n’est à voir durant l’intégralité de Gunda, c’est pour mieux suggérer leur présence latente dans l’environnement habité par les bêtes, à laquelle nous renvoient différents indices : clôtures, fils barbelés, enclos, etc.

En d’autres termes, les regards que nous renvoient les animaux nous signifient qu’il ne nous est pas permis de les regarder avec innocence. À qui ne l’aurait pas compris, la dernière séquence ne laisse aucune chance de se défiler. Un véhicule se gare devant la porcherie où vivent Gunda et ses petits. Quelques minutes plus tard, il quitte le champ, emportant avec lui les jeunes cochons. Gunda sort alors de son antre, cherche en vain ses enfants, grognant et humant le sol que rasent ses tétons encore pleins. Sa détresse est palpable. Son regard nous ignore. Kossakovsky est là, il se tient derrière la caméra, mais Gunda est seule. Les conclusions à en tirer sont tellement évidentes qu’il n’est nul besoin de les formuler.

John Berger achevait sa réflexion sur la perte du lien entre humains et animaux par ces mots : « This historic loss, to which zoos are monuments, is now irredeemable for the culture of capitalism. » Gunda n’en laisse pas moins penser.

 

Info

Gunda | Film | Viktor Kossakovsky | NOR-USA 2020 | 93’ | Zurich Film Festival 2020

More Info 

First published: October 12, 2020