San Sebastian Film Festival 2023

Sortir de l’enclos suisse pour aller découvrir un festival de films tourné vers l’Atlantique : c’est ce qu’Emilien Gür a fait pour Filmexplorer au Festival international de San Sebastian.

« Œuvres en demi-teintes dans la section consacrée aux cinéastes émergents, films coulés dans du béton du côté de la sélection officielle… Les perles du festival se trouvaient en marge des compétitions principales. »

Text: Emilien Gür

San Sebastian 2023 | Un barrage de films contre l’Atlantique

On raconte au moins deux choses sur le festival de San Sebastian : il ferait le pont entre l’Europe et les cinématographies d’Amérique du Sud et servirait de tremplin à la carrière de cinéastes en devenir. Quiconque souhaite s’en faire une idée doit affronter un obstacle de taille : la ville elle-même qui, avec sa baie en forme de coquillage, ses élégantes avenues du début du siècle passé et ses restaurants aux menus riches en poisson frais, dissuade les cinéphiles les plus enhardis de s’enfermer dans une salle obscure. Là-bas, le travail de critique est sans cesse perturbé par des questions du type : vaut-il mieux faire trempette dans l’océan ou prendre la température du cinéma émergent mis à l’honneur dans la section « New Directors » ? C’est en toute conscience du sacrifice auto-infligé que l’on franchit le seuil du théâtre Antzoki Zaharra pour assister à la projection de Hi, Mom, premier long métrage de la cinéaste russe Ilia Malakhova, dont le premier plan hivernal nous éloignait pour de bon des rives de l’Atlantique.


(Hi, Mom)

Œuvre qui colle au corps de son actrice (Daria Saveleva, souveraine), dans le rôle d’une femme dans la trentaine obstinée à ne prendre au sérieux rien ni personne (son job de standardiste, sa sœur et ses nièces avec lesquelles elle vit, les hommes qu’elle rencontre), qui révèle progressivement ses failles, creusées par le manque d’une mère disparue il y a près de dix ans sans laisser de traces. Alors que le film menace à plusieurs reprises de sombrer dans le registre de la chronique sociale – genre de prédilection pour les cinéastes qui aiment enfermer leur sujet dans le carcan d’une réflexion prémâchée sur « les difficultés de la vie dans des conditions difficiles » –, l’attachement viscéral de la réalisatrice au corps de son interprète, qui déborde tout discours, rééquilibre les travers de cette première œuvre, animée dans ses meilleurs moments par un salutaire grain de folie.

Face à Bauryna salu, premier long métrage du réalisateur kazakhe Askhat Kuchinchirekov, on se conforte dans la conviction que le cinéma fait fausse route lorsqu’il se nourrit de thèmes (ici, la tradition ancestrale du bauryna salu, qui veut que les nouveau-nés soient éloignés de leurs parents pour être éduqués par leur grand-mère) plutôt que d’objets singuliers (l’enfant qui prête son corps à la fiction est hélas traité comme l’exemple d’un problème et non comme un personnage à part entière). À la sécheresse revendiquée de cette première œuvre, qui fait mine d’exposer le réel sans fioriture dans un style proche de l’esthétique forgée par Serguey Dvorstevoy (dont Kuchinchirekov fut par ailleurs l’assistant), on préfère la grâce ludique des Rayons gamma, deuxième réalisation du réalisateur canadien Henry Bernadet. Film choral articulé autour d’un groupe d’adolescent.e.s issu.e.s de l’immigration dans un quartier populaire de Montréal, joué.e.s par des acteurs.rices non professionnel.le.s des communautés dans lesquelles la fiction trouve son encrage, l’un des moindres mérites de ce conte d’été est la finesse de son approche de l’adolescence, traitée non comme une phase de transition de l’enfance à l’âge adulte, mais comme une séquence autonome de la vie.


(Les rayons gamma)

Cinéma béton

Pour avoir un aperçu du terrain dans lequel évoluaient les cinéastes plus établis mis à l’honneur par la compétition, il fallait à nouveau renoncer aux vagues de l’océan, mais qu’importe puisque l’un des titres au programme de la « Sélection officielle », L’île rouge, se déroulait à Madagascar – on verrait quand même la mer. Œuvre qui cherche à charmer, avec des couleurs pastel et des souvenirs d’enfance (ceux du réalisateur, Robin Campillo, rejeton d’un militaire français mobilisé sur l’île). En vain, car à force de vouloir raconter sa propre histoire mais aussi celle de la décolonisation de Madagascar dans un même temps dont il aurait fallu aborder un tant soit peu la contradiction, le réalisateur glisse sur la surface de tous les sujets abordés et finit prisonnier du bel emballage qu’il avait mis tant de soin à confectionner pour enrober son film.

Quitte à décevoir, autant dire que l’on n’a rien vu de mieux dans la « Sélection officielle ». De The Royal Hotel (Kitty Green, Australie) – le récit du séjour de deux backpackeuses canadiennes dans un bar perdu au fin fond de l’Australie, dont le féminisme se fait sur le dos de la classe ouvrière : les voyageuses, éduquées, sont victimes du comportement hautement problématique des travailleurs qui fréquent l’établissement, représentés sans nuance sous les traits d’ivrognes misogynes, comme si le sexisme était avant tout un problème de classe – à Le successeur (Xavier Legrand, France), récit grotesque de la découverte, par un styliste au sommet de sa gloire, d’une cave dans la maison de son père décédé, où ce dernier séquestrait une jeune femme : c’est l’image d’un cinéma « bétonné » à tous les niveaux, de l’écriture à la mise en scène en passant par le jeu d’acteurs.rices, qui se dégageait de ce que l’on a pu découvrir de la principale compétition du festival.

Films énigmes


(Evil Does Not Exist)

Antidote à une telle conception du récit de fiction, Evil Does Not Exist de Ryusuke Hamaguchi, présenté dans la section « Perlak », redonnait un peu d’espoir dans ce que pourrait être le cinéma ­– soit des gestes simples en apparence, comme filmer une longue marche en forêt, accompagner deux personnages au cours d’un trajet en voiture ou mettre en scène une discussion entre des villageois et des représentant.e.s d’un projet de glamping où chaque prise de parole est l’expression d’une vision du monde. Ici, la mise en scène cherche autant à créer du sens qu’à faire surgir des énigmes, à travers des faux raccords et des subjectivations du point de vue – des moments de pur cinéma où l’artifice filmique prend le pas sur le récit.

Dans Close Your Eyes, Victor Erice s’emploie en revanche à résoudre un mystère – la disparition d’un acteur durant le tournage d’un long métrage demeuré inachevé, au milieu des années 1990 – et conclut son film sur une célébration de la puissance mémorielle du cinéma : une projection des rushes du projet filmique jamais terminé dans une salle de province abandonnée qui convoque le souvenir de la séquence de son premier film L’Esprit de la ruche (1973) au cours de laquelle Ana Torrent découvre le Frankenstein de James Whale (1931). C’était il y a cinquante ans. Aujourd’hui, le cinéma, hanté par son passé, cherche à s’inventer un futur dans un présent incertain. On trouvera une belle expression de cette quête dans Absence de Wu Lang, montré dans la section « Zabaletgei Tabakalera » : l’histoire d’un homme qui, sorti de prison, cherche à relancer son histoire passée avec une femme pressée d’en finir avec lui. À la fin, les deux personnages se retrouvent à habiter un appartement inachevé dans un immeuble à la construction interrompue. Dans le chantier d’un avenir précaire, le cinéma d’aujourd’hui contemple les ruines du présent.

Info

San Sebastian Film Festival 2023 | 22-30/9/2023

More Info

Discussed films:
Hi, Mom, by Ilia Malakhova
Bauryna salu, by Askhat Kuchinchirekov
Les rayons gamma, by Henry Bernadet
L’île rouge, by Robin Campillo
The Royal Hotel, by Kitty Green
Le successeur, by Xavier Legrand
Evil Does Not Exist, by Ryusuke Hamaguchi
Close Your Eyes, by Victor Erice
Absence, by Wu Lang

First published: October 17, 2023