Resisting Permanence

[…] Un dispositif dont la linéarité temporelle est certainement contraignante et, en même temps, constitue une invitation à se concentrer et à prendre le temps, un geste que l’on pourrait qualifier de politiquement connoté.

[…] L’exposition proposée par Chantal Molleur – appelons-la « Itinerant Embodiments » – est un éveil poétique de la perception à l’intérieur d’une sorte de cinéma itinérant.

Galvanisé par l’expérience de la visite de la Kunsthalle de Mulhouse, je prends la liberté de rebaptiser le titre « Resisting Permanence » par « Itinerant Embodiments ». Il est d’abord question de valoriser le dispositif conçu par la commissaire Chantal Molleur pour cette édition de la Regionale, exposition qui sélectionne quelques artistes travaillant dans la région tri-nationale autour de Bâle, Mulhouse et Fribourg-en-Brisgau. Le grand espace de la Kunsthalle est vide, animé par la projection de six vidéos, diffusées l’une après l’autre, en s’appropriant chacune une partie différente des quatre parois. Un dispositif dont la linéarité temporelle est certainement contraignante et, en même temps, constitue une invitation à se concentrer et à prendre le temps, un geste que l’on pourrait qualifier de politiquement connoté. Un geste qui souligne également l’hybridation du format linéaire du cinéma avec celui plus libre de l’espace d’exposition. Ce qui demeure de celui-ci est certainement la circulation des corps des spectateurs.rices/visiteurs.euses : si le son est diffusé de façon homogène dans toute la salle obscure, la localité des six placements de l’image appelle nos corps à se déplacer dans le grand espace vide et à essayer les différentes perspectives créées par l’esthétique de chaque travail filmique.

Oui, il ne s’agit pas simplement de (nos) corps itinérants, mais des incorporations (embodiments) des films projetés. Ce dispositif si particulier, en effet, fonctionne en grande partie grâce à la qualité esthétique des œuvres sélectionnées (six sur plus d’une centaine). Car, plus que d’éventuelles lignes thématiques ou similarités stylistiques, ce qui rend cohérent le choix de Chantal Molleur est le rôle central de la perception, fondamental dans chacune de six propositions artistiques. Même les deux travaux les plus discursifs, ceux de Marian Mayland (Dunkelfeld, 2020) et de Thomas Georg Blank & Isik Kaya (When looking at stones I get sucked into deep time, when looking at my harddrive I’m afraid it will break, 2021), utilisent les images au sens de la découverte d’une dimension cachée de la réalité : image-témoignage, dans respectivement une reconstruction archéologique et une revendication libertaire.

Deux autres travaux célèbrent l’expérience sensorielle dans la mesure où elle prime et donc échappe à toute instrumentalisation conceptuelle. Dans To neither rise nor sink (2021) de Mariana Murcia, il ne s’agit pas de comprendre, mais d’expérimenter avec les images en mouvement une sensation physique dont la fonction principale est poétique. Il faut bien sûr émanciper le poétique de sa connotation négative de « je ne sais pas quoi », et l’assumer comme territoire d’exploration et de tâtonnement de l’inconnu, au-delà du régime de l’information et des règles du savoir (régime et règles qui sont si dominants dans la scène de l’art !). Le récit circulaire d’Anuk Jovovic (Systrophe, 2020) est un parcours d’exploration sensorielle, une trame de relations générationnelles où même la vie et la mort sont convoquées mais seulement grâce à une expérience perceptuelle où, par exemple, la régénération du lavage passe par le son et le soin par le toucher.

La dimension esthétique peut aussi dominer notre expérience de l’œuvre lorsqu’elle « commence » par un dispositif conceptuel minimaliste. C’est le cas de Voyage vers Hyperborée (2020) de Guillaume Barth, qui restitue l’expérience de la marche impossible vers l’horizon, où la vanité sisyphéenne de l’action individuelle laisse place à la perception de la transformation de l’environnement, du jour à la nuit, dans cette confusion de terre et ciel, dont l’horizon lui-même est fait. La simplicité du propos conceptuel ne fait alors qu’éveiller notre attention à ce qui arrive à nos sens. Une véritable dramatisation de l’éveil est mise en scène par Painting #9 (Persona) (2020) de Ruth Baettig. Il s’agit de l’éveil mystérieux du garçon de Persona d’Ingmar Bergman, qui semble vouloir toucher son rêve, un écran qui devient visage à travers une lente prise de conscience perceptuelle de la part du spectateur.rice. Mais il s’agit surtout de l’éveil de notre mémoire de cette fameuse séquence de cinéma, mémoire que l’artiste met en forme par le geste de la peinture. S’il y a ici une fascinante réflexion sur les médias, par l’entrelacs d’analogue et numérique, cette dimension conceptuelle du travail est entièrement au service de l’expérience de matérialisation d’une mémoire de cinéma par la peinture. C’est une littérale « incorporation », qui rend visible, aussi à travers l’insertion intelligente et inattendue de la piste sonore, la prise de conscience à l’intérieur d’un rêve – ce qui pourrait être une définition de la mémoire elle-même.

L’exposition proposée par Chantal Molleur – appelons-la « Itinerant Embodiments » – est un éveil poétique de la perception à l’intérieur d’une sorte de cinéma itinérant. Thèmes, réflexions, voire questionnements politiques ne sont pas absents, mais ils passent par le geste – lui-même politique, je ne me fatiguerai jamais de le rappeler – d’une concentration sur l’expérience esthétique. Concentration dans l’espace et dans le temps, où l’image en mouvement est fêtée dans son pouvoir poétique. Enfin, une exposition qui nous permet de dire, avec fierté, poetry matters !

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Photos: ©David Betzinger for «Resisting Permanence», Kunsthalle Mulhouse 

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Resisting Permanence | Exhibition | Regionale 22, Kunsthalle Mulhouse | 26/11/2021-9/1/2022 | Curator : Chantal Molleur, Whiteframe

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First published: December 24, 2021